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Ariane Web: Conseil d'État 325268, lecture du 10 janvier 2011, ECLI:FR:CESSR:2011:325268.20110110

Décision n° 325268
10 janvier 2011
Conseil d'État

N° 325268
ECLI:FR:CESSR:2011:325268.20110110
Publié au recueil Lebon
6ème et 1ère sous-sections réunies
M. Vigouroux, président
M. Michel Thenault, rapporteur
M. Roger-Lacan Cyril, rapporteur public
SCP LYON-CAEN, FABIANI, THIRIEZ, avocats


Lecture du lundi 10 janvier 2011
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 16 février 2009 et 18 mai 2009 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour Mme Karen A, demeurant ... ; Mme A demande au Conseil d'Etat :
1) d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 5 décembre 2008 par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice lui a fait savoir qu'à la suite de l'avis émis par la formation compétente à l'égard des magistrats du siège du Conseil supérieur de la magistrature le 23 octobre 2008, son placement en position de service détaché auprès de l'Ecole nationale de la magistrature, sur un poste de chargé de formation pour lequel elle avait fait acte de candidature, était refusé ;
2) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 5000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;




Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la Constitution, notamment son article 65 ;
Vu la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 ;
Vu l'ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 ;
Vu la loi n°84-16 du 11 janvier 1984 ;
Vu la loi n°2008-496 du 27 mai 2008 ;
Vu le décret n°85-986 du 16 septembre 1985 ;
Vu le décret n°99-1073 du 21 décembre 1999 ;
Vu le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Michel Thenault, Conseiller d'Etat,

- les observations de la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de Mme A,

- les conclusions de M. Cyril Roger-Lacan, rapporteur public ;

La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de Mme A ;



Considérant qu'il résulte des articles 67 et 68 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature que le service détaché constitue l'une des positions dans lesquelles tout magistrat est placé et que les dispositions du statut général des fonctionnaires concernant ces positions s'appliquent aux magistrats dans la mesure où elles ne sont pas contraires aux règles du corps judiciaire ; qu'aux termes de l'article 72 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 : " La mise en position de détachement (...) est prononcée par décret du Président de la République sur proposition du ministre de la justice et après avis de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l'égard du magistrat selon que celui-ci exerce des fonctions du siège ou du parquet. Cet avis porte sur le respect des dispositions du 3ème alinéa de l'article 12, de l'article 68 et de l'article 4 s'il s'agit d'un magistrat du siège (...) " ; que les dispositions des articles 10 et 12 du décret du 21 décembre 1999 portant dispositions statutaires applicables à certains personnels de l'Ecole nationale de la magistrature prévoient que peuvent être nommés dans un emploi de coordonnateur de formation, par voie de détachement, les magistrats de l'ordre judiciaire placés hors hiérarchie, appartenant au premier grade ou au second grade s'ils sont inscrits au tableau d'avancement, et que la nomination à ces emplois est prononcée par arrêté du garde des sceaux, ministre de la justice, après avis du directeur de l'école ;

Considérant que le 1er juillet 2008 Mme A s'est portée candidate à un poste de chargé de formation à l'Ecole nationale de la magistrature ouvert aux magistrats judiciaires par la voie du détachement et que par une note en date 9 juillet suivant, le directeur de cette école a proposé au garde des sceaux de retenir cette candidature ; que Mme A ayant été nommée entre-temps, par décret du 15 juillet 2008, et conformément à ses voeux antérieurs, vice-présidente au tribunal de grande instance de Bobigny, le ministre de la justice a fait connaître au premier président de la cour d'appel de Paris, par une lettre du 3 septembre 2008, qu'il était favorable à la candidature de l'intéressée à l'Ecole nationale de la magistrature " sous réserve de l'avis du Conseil supérieur de la magistrature " puis, compte tenu de l'urgence, a autorisé Mme A à exercer ses nouvelles fonctions à l'école à compter du 15 septembre de la même année ; que toutefois, par une nouvelle lettre en date du 6 octobre suivant le ministre portait à la connaissance de la même autorité qu'" eu égard au projet d'avis du Conseil supérieur de la magistrature concernant le détachement de cette magistrate ", celle-ci était maintenue dans ses fonctions juridictionnelles au tribunal de grande instance de Bobigny ; que par une lettre du 6 novembre 2008, le ministre de la justice faisait valoir " qu'après discussion avec les membres du Conseil supérieur de la magistrature lors de la séance du 23 octobre dernier ", il avait été " convaincu par les arguments exposés " ; enfin que par la décision du 5 décembre 2008, le ministre faisait connaître à Mme A " qu'à la suite de l'avis émis par le Conseil supérieur de la magistrature, lors de sa séance du 23 octobre 2008 ", il ne serait pas possible de la placer en service détaché auprès de l'Ecole nationale de la magistrature ; que Mme Karen A, magistrat du siège du second grade inscrite au tableau d'avancement, demande l'annulation de cette décision ;

Considérant que Mme A soutient, à l'appui de sa requête, que le garde des sceaux, ministre de la justice, aurait commis une erreur de droit en écartant sa candidature au poste de chargé de formation à l'Ecole nationale de la magistrature en raison de son engagement syndical ;

Sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête ;

Considérant qu'aux termes de l'article premier de la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, qui a transposé en droit interne les dispositions de la directive n°2000/78 du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail : " Constitue une discrimination directe la situation dans laquelle, sur le fondement de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race, sa religion, ses convictions, son âge, son handicap, son orientation sexuelle ou son sexe, une personne est traitée de manière moins favorable qu'une autre ne l'est, ne l'a été ou ne l'aura été dans une situation comparable./ Constitue une discrimination indirecte une disposition, un critère ou une pratique neutre en apparence, mais susceptible d'entraîner, pour l'un des motifs mentionnés au premier alinéa, un désavantage particulier pour des personnes par rapport à d'autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour réaliser ce but ne soient nécessaires et appropriés.(...) " ; qu'aux termes de l'article 4 de cette même loi : " Toute personne qui s'estime victime d'une discrimination directe ou indirecte présente devant la juridiction compétente les faits qui permettent d'en présumer l'existence. Au vu de ces éléments, il appartient à la partie défenderesse de prouver que la mesure en cause est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.(...) " ; que, de manière générale, il appartient au juge administratif, dans la conduite de la procédure inquisitoire, de demander aux parties de lui fournir tous les éléments d'appréciation de nature à établir sa conviction ; que cette responsabilité doit, dès lors qu'il est soutenu qu'une mesure a pu être empreinte de discrimination, s'exercer en tenant compte des difficultés propres à l'administration de la preuve en ce domaine et des exigences qui s'attachent aux principes à valeur constitutionnelle des droits de la défense et de l'égalité de traitement des personnes ; que, s'il appartient au requérant qui s'estime lésé par une telle mesure de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer une atteinte à ce dernier principe, il incombe au défendeur de produire tous ceux permettant d'établir que la décision attaquée repose sur des éléments objectifs étrangers à toute discrimination ; que la conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si la décision contestée devant lui a été ou non prise pour des motifs entachés de discrimination, se détermine au vu de ces échanges contradictoires ; qu'en cas de doute, il lui appartient de compléter ces échanges en ordonnant toute mesure d'instruction utile ;

Considérant qu'il ressort des pièces du dossier qu'à l'appui de ses allégations, Mme A fait valoir qu'après que le directeur de l'Ecole nationale de la magistrature, au vu de l'avis positif de la commission de recrutement qui l'a auditionnée, a proposé au ministre de retenir sa candidature, celui-ci lui a fait connaître que, sous réserve de l'avis du Conseil supérieur de la magistrature, il était favorable à son détachement en lui demandant de se préparer à rejoindre l'établissement dès le 15 septembre ; que quelques semaines plus tard, il s'est ravisé et lui a signifié que compte tenu du projet d'avis du Conseil supérieur de la magistrature, il la maintenait dans ses fonctions juridictionnelles au tribunal de grande instance de Bobigny avant de faire part au syndicat de la magistrature dont Mme A est adhérente et qui était intervenu auprès du garde des sceaux, qu'il avait été convaincu par les arguments du conseil sans toutefois préciser la teneur de ces arguments ; que le 5 décembre suivant, se fondant à nouveau sur l'avis émis par le Conseil supérieur de la magistrature le 23 octobre 2008, il a confirmé à la requérante son refus de la placer en position de détachement auprès de l'école ; qu'en l'absence de motif invoqué par le ministre susceptible d'expliquer ce revirement de position, la requérante, qui relève que le poste de chargé de formation en matière pénale sur lequel elle devait être détachée est resté vacant plusieurs mois avant d'être proposé à un autre candidat le 1er décembre 2008, et qui souligne que la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité a délibéré le 15 septembre 2008 de trois autres dossiers de refus de détachement opposés à des magistrats membres d'une organisation syndicale, en a déduit que sa candidature avait été écartée en raison de son appartenance, qui était connue de l'administration, à cette même organisation ; que les éléments de fait qu'elle apporte devant le juge doivent être regardés comme permettant de faire présumer l'existence d'une telle discrimination ; que par suite, il appartient à la partie défenderesse d'établir que la décision de refus de détachement repose sur des éléments objectifs étrangers à toute discrimination ;

Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que pour justifier sa décision et son revirement de position, le ministre se borne à indiquer, devant le juge, qu'en l'espèce l'administration a fait prévaloir les intérêts de la continuité du service public de la justice au tribunal de grande instance de Bobigny, sans donner aucune précision sur les fonctions occupées par l'intéressée dans ce tribunal et sur la nécessité de la maintenir à son poste alors que le ministre avait dans un premier temps donné un avis favorable à son détachement ; que sans apporter d'autres éléments et après avoir signifié à Mme A qu'il avait été convaincu par les arguments du Conseil supérieur de la magistrature, il indique que l'avis de ce conseil n'étant pas motivé et n'ayant pas à l'être, il n'est pas possible de faire connaître les raisons qui l'ont conduit à rendre un avis défavorable ; que la réponse de la formation compétente du Conseil supérieur de la magistrature à une mesure supplémentaire d'instruction, en date du 16 octobre 2010, n'a pas permis de recueillir de précisions sur les motifs de cet avis sur lequel le ministre indique s'être fondé pour prendre sa décision ; que l'administration, à qui cette réponse a été communiquée, n'a fourni aucune autre indication de nature à expliciter ces motifs ou à contredire les faits et considérations présentés par la requérante ; qu'il résulte de ce qui précède que les éléments produits par le garde des sceaux, ministre de la justice en défense ne permettent pas d'établir que la décision d'écarter la candidature de Mme A en laissant plusieurs mois vacant le poste à l'Ecole nationale de la magistrature repose sur des éléments objectifs étrangers à toute discrimination ; que par suite, la requérante est fondée à soutenir que cette décision est entachée d'erreur de droit et à en demander pour ce motif l'annulation ;

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de mettre à la charge de l'Etat le versement à Mme A de la somme de 3 000 euros au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;


D E C I D E :
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Article 1er : La décision du garde des sceaux, ministre de la justice du 5 décembre 2008 est annulée.
Article 2 : L'Etat versera à Mme Karen A la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée au garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés.


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