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Ariane Web: Conseil d'État 374727, lecture du 12 février 2014, ECLI:FR:CEORD:2014:374727.20140212

Décision n° 374727
12 février 2014
Conseil d'État

N° 374727
ECLI:FR:CEORD:2014:374727.20140212
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
SCP PIWNICA, MOLINIE ; SCP ROCHETEAU, UZAN-SARANO, avocats


Lecture du mercredi 12 février 2014
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu 1), sous le n° 374727, la requête, enregistrée le 17 janvier 2014 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentée pour la Fédération des employés et cadres-CGT-Force Ouvrière, dont le siège social est situé 28, rue des petits hôtels à Paris (75010), le Syndicat CGT-Force Ouvrière des employés et cadres du commerce de Paris, dont le siège social est situé 131, rue Danrémont à Paris (75018), le Syndicat Force Ouvrière des employés et cadres du commerce Val d'Oise, dont le siège social est situé 26, rue Francis Combe à Cergy-Pontoise Cedex (95014), le Syndicat des employés du commerce et des interprofessionnels, dont le siège social est situé 3, rue du Château d'Eau à Paris (75010), et le Syndicat SUD commerces et services Île-de-France, dont le siège social est situé 26 rue Francis Combe à Cergy-Pontoise (95014) ; les requérants demandent au juge des référés du Conseil d'Etat :

1°) d'ordonner, sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, la suspension de l'exécution du décret n° 2013-1306 du 30 décembre 2013 portant inscription temporaire des établissements de commerce en détail du bricolage sur la liste des établissements pouvant déroger à la règle du repos dominical ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;


ils soutiennent que :
- la condition d'urgence est remplie ; l'application du décret contesté à compter du 1er janvier 2014 porte une atteinte grave et difficilement réparable aux intérêts des professions concernées ainsi qu'à ceux des salariés susceptibles de travailler le dimanche ;
- il existe un doute sérieux quant à la légalité du décret contesté ; en effet, il a été pris au terme d'une procédure irrégulière ; il méconnaît les dispositions de l'article L. 3132-12 du code du travail ainsi que celle de la convention internationale du travail n° 106 ; il est entaché d'une erreur manifeste d'appréciation et méconnaît le principe d'égalité entre les entreprises du secteur du bricolage et les entreprises de secteurs voisins ; il est entaché de détournement de pouvoir ;

Vu la copie de la requête à fin d'annulation de ce décret ;

Vu le mémoire en défense, enregistré le 3 février 2014, présenté par le ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, qui conclut au rejet de la requête ;

Il soutient que :
- la condition d'urgence n'est pas remplie dès lors que le décret litigieux ne porte atteinte ni au principe du repos dominical ni aux intérêts des salariés ; qu'en outre, un accord relatif aux contreparties au travail du dimanche dans les établissements du bricolage a été signé le 23 janvier 2014 ;
- il n'existe aucun doute sérieux sur la légalité du décret contesté ; le pouvoir réglementaire a agi dans le cadre de sa compétence, sur habilitation expresse du législateur ; le décret litigieux n'a pas été pris au terme d'une procédure irrégulière ; il ne méconnaît pas les dispositions de l'article L. 3132-12 dès lors qu'il existe un besoin du public justifiant la dérogation au principe du repos dominical ; il n'a aucune incidence sur les procédures contentieuses en cours dès lors qu'il n'a pas de portée rétroactive ; il ne méconnaît pas les stipulations de la convention internationale du travail n° 106 ; il n'est pas entaché d'une erreur manifeste d'appréciation et ne porte pas atteinte au principe d'égalité ; il n'est pas entaché d'un détournement de pouvoir ;

Vu le mémoire en réplique, enregistré le 4 février 2014, présenté pour la Fédération des employés et cadres-CGT-Force Ouvrière et autres qui concluent aux mêmes fins que leur requête par les mêmes moyens ; ils soutiennent en outre que le champ d'application de l'accord relatif aux contreparties au travail du dimanche dans les établissements du bricolage signé le 23 janvier 2014, dont se prévaut le ministre, ne coïncide pas avec celui du décret litigieux ;

Vu le mémoire en intervention, enregistré le 5 février 2014, présenté pour la Fédération des magasins de bricolage, dont le siège est 5, rue de Maubeuge à Paris (75009), qui conclut aux mêmes fins et par les mêmes moyens que le ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social ; elle soutient en outre que le décret litigieux permet d'assurer le respect du principe d'égalité ;


Vu 2), sous le n° 374906, la requête, enregistrée le 24 janvier 2014 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentée pour la Fédération CGT des personnels du commerce, de la distribution et des services, dont le siège social est situé 263, rue de Paris à Montreuil (93514) et l'Union syndicale CGT du commerce, de la distribution et des services de Paris, dont le siège social est situé 67, rue de Turbigo à Paris (75003) ; les requérants demandent au juge des référés du Conseil d'Etat :

1°) d'ordonner, sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, la suspension de l'exécution du décret n° 2013-1306 du 30 décembre 2013 portant inscription temporaire des établissements de commerce en détail du bricolage sur la liste des établissements pouvant déroger à la règle du repos dominical ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;

elles soutiennent que :
- la condition d'urgence est remplie ; l'application du décret contesté à compter du 1er janvier 2014 porte une atteinte grave et difficilement réparable aux intérêts des professions concernées ainsi qu'à ceux des salariés susceptibles de travailler le dimanche ; l'exécution du décret litigieux provoque ainsi un trouble à l'ordre public social ; elle est en outre susceptible d'entraîner des distorsions de concurrence entre le secteur du bricolage et des secteurs avoisinants ;
- il existe un doute sérieux quant à la légalité du décret contesté ; en effet, il a été pris au terme d'une procédure irrégulière ; il méconnaît les dispositions de l'article L. 3132-12 du code du travail ainsi que celle de la convention internationale du travail n° 106 ; il est entaché d'une erreur manifeste d'appréciation et méconnaît le principe d'égalité entre les entreprises du secteur du bricolage et les entreprises de secteurs voisins ; il est entaché de détournement de pouvoir ;

Vu la copie de la requête à fin d'annulation de ce décret ;

Vu le mémoire en défense, enregistré le 3 février 2014, présenté par le ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, qui conclut au rejet de la requête ;

il soutient que :
- la condition d'urgence n'est pas remplie dès lors que le décret litigieux ne porte atteinte ni au principe du repos ni aux intérêts des salariés ; qu'en outre, un accord relatif aux contreparties au travail du dimanche dans les établissements du bricolage a été signé le 23 janvier 2014 ;
- il n'existe aucun doute sérieux sur la légalité du décret contesté ; le pouvoir réglementaire a agi dans le cadre de sa compétence, sur habilitation expresse du législateur ; le décret litigieux n'a pas été pris au terme d'une procédure irrégulière ; il ne méconnaît pas les dispositions de l'article L. 3132-12 dès lors qu'il existe un besoin du public justifiant la dérogation au principe du repos dominical ; il n'a aucune incidence sur les procédures contentieuses en cours dès lors qu'il n'a pas de portée rétroactive ; il ne méconnaît pas les stipulations de la convention internationale du travail n° 106 ; il n'est pas entaché d'une erreur manifeste d'appréciation et ne porte pas atteinte au principe d'égalité ; il n'est pas entaché d'un détournement de pouvoir ;

Vu le mémoire en intervention, enregistrée le 5 février 2014, présenté pour la Fédération des magasins de bricolage, dont le siège est 5, rue de Maubeuge à Paris (75009) qui conclut aux mêmes fins par les mêmes moyens que le ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social ; elle soutient en outre que le décret litigieux permet d'assurer le respect du principe d'égalité ;




Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, la Fédération des employés et cadres-CGT-Force Ouvrière et autres, la Fédération CGT des personnels du commerce, de la distribution et des services et l'Union syndicale CGT du commerce, de la distribution et des services de Paris, d'autre part, le Premier ministre et le ministre du travail de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social ;

Vu le procès-verbal de l'audience publique du 6 février 2014 à 9 heures 30 au cours de laquelle ont été entendus :

- Me Uzan-Sarano, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la Fédération des employés et cadres-CGT-Force Ouvrière et autres, de la Fédération CGT des personnels du commerce, de la distribution et des services et de l'Union syndicale CGT du commerce, de la distribution et des services de Paris ;

- le représentant de la Fédération CGT des personnels du commerce, de la distribution et des services ;
- les représentants de la Fédération des employés et cadres-CGT-Force Ouvrière et autres et de la Fédération CGT des personnels du commerce, de la distribution et des services ;

- le représentant de l'Union syndicale du commerce, de la distribution et des services de Paris ;

- les représentants du Syndicat SUD commerces et services Île-de-France

- les représentants du ministre du travail de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social ;

- Me Piwnica, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la Fédération des magasins de bricolage ;

- les représentants de la Fédération des magasins de bricolage ;

et à l'issue de laquelle le juge des référés a prolongé l'instruction jusqu'au lundi 10 février 2014 à 18 heures ;


Vu le mémoire de production, enregistré le 10 février 2014, présenté pour la Fédération des magasins de bricolage qui persiste dans ses précédentes conclusions.

Vu les observations complémentaires, enregistrées le 10 février 2014, présentées pour la Fédération des employés et cadres-CGT-Force Ouvrière et autres qui concluent aux mêmes fins que leur requête par les mêmes moyens ;

Vu les observations complémentaires, enregistrées le 10 février 2014, présentées par le ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, qui persiste dans ses précédentes conclusions ;

Vu les observations complémentaires, enregistrées le 10 février 2014, présentées pour la Fédération des employés et cadres-CGT-Force Ouvrière et autres ;

Vu le décret dont la suspension de l'exécution est demandée ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la Constitution ;

Vu la convention de l'Organisation internationale du travail ;

Vu le code du travail ;

Vu la loi du 13 juillet 1906 établissant le repos hebdomadaire en faveur des employés et ouvriers ;

Vu la décision du Conseil Constitutionnel n° 2009-588 DC du 6 août 2009 ;

Vu le code de justice administrative ;

1. Considérant que le décret n° 2013-1306 du 30 décembre 2013 a inscrit temporairement les établissements de commerce en détail du bricolage sur la liste des établissements pouvant déroger à la règle du repos dominical énumérés à l'article R. 3132-5 du code du travail ; que, sous le numéro 374727, la Fédération des employés et cadres-CGT-Force Ouvrière et quatre autres organisations syndicales et, sous le numéro 374906, la Fédération CGT des personnels du commerce, de la distribution et des services et une autre organisation syndicale demandent la suspension de l'exécution des dispositions de ce décret ; que ces deux requêtes sont dirigées contre le même décret du 30 décembre 2013 et présentent à juger les mêmes questions ; qu'il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule ordonnance ;

Sur l'intervention de la Fédération des magasins de bricolage :

2. Considérant que la Fédération des magasins de bricolage a intérêt au maintien de l'exécution du décret contesté ; qu'ainsi son intervention en défense est recevable ;

3. Considérant qu'aux termes du premier alinéa de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision " ;
4. Considérant, en premier lieu, qu'aux termes de l'article L. 3132-12 du code du travail : " Certains établissements, dont le fonctionnement ou l'ouverture est rendu nécessaire par les contraintes de la production, de l'activité ou les besoins du public, peuvent de droit déroger à la règle du repos dominical en attribuant le repos hebdomadaire par roulement. Un décret en Conseil d'Etat détermine les catégories d'établissements intéressées. " ; qu'il résulte de ces dispositions que l'existence d'un besoin du public et la nécessité d'y satisfaire peuvent légalement justifier une dérogation au principe du repos dominical ; que, revêtant un caractère permanent, cette dérogation est subordonnée à l'existence d'un besoin, en principe pérenne, du public qu'elle vise à satisfaire tant qu'un changement dans les circonstances de droit ou de fait ne le remet pas en cause ; que le décret litigieux a limité au 1er juillet 2015 les effets de la dérogation qu'il institue, sans que le pouvoir réglementaire invoque la perspective de la disparition à cette date d'une telle nécessité ; qu'il résulte de l'instruction que tant le principe de la dérogation litigieuse que sa borne dans le temps sont justifiés par le souci d'apaiser la situation relative aux établissements de bricolage dans la région Ile-de-France marquée par de nombreux conflits sociaux et litiges dans l'attente de l'intervention d'un nouveau régime législatif encadrant le travail dominical ; qu'un tel motif ne figure pas au nombre de ceux prévus par la loi ; que, dans ces conditions, le moyen tiré de ce que le décret contesté méconnaît l'article L. 3132-12 du code du travail est propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à sa légalité ;

5. Considérant, en second lieu, que la condition d'urgence à laquelle est subordonné le prononcé d'une mesure de suspension doit être regardée comme remplie lorsque la décision administrative contestée préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre ;

6. Considérant que les requérants soutiennent que l'application du décret contesté, à compter du 1er janvier 2014, porte un préjudice grave et immédiat tant à l'intérêt collectif des professions concernées qu'à l'intérêt individuel des salariés susceptibles d'être appelés à travailler le dimanche qu'ils ont notamment pour objet statutaire de défendre ; que le principe d'un repos hebdomadaire est l'une des garanties du droit au repos reconnu aux salariés par le onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 ; que le législateur a prévu que le droit au repos hebdomadaire des salariés s'exerce en principe le dimanche ; qu'eu égard au champ d'application du décret litigieux sont autorisés à déroger de droit au principe du repos dominical les établissements de vente au détail faisant commerce à titre principal de matériaux et matériels de bricolage, de quincaillerie, de peintures-émaux-vernis, de verre plat et de matériaux de construction ;

7. Considérant, il est vrai, que le 23 janvier 2014 un accord relatif aux contreparties au travail du dimanche a été signé entre la Fédération des magasins du bricolage et de l'aménagement de la maison, d'une part, et certaines organisations syndicales représentatives de la branche, d'autre part ; que cet accord prévoit notamment le principe du volontariat, des garanties permettant de concilier la vie professionnelle des salariés et leur vie personnelle et familiale ainsi que des contreparties, notamment en termes de rémunération ; que toutefois, cet accord n'a pas, à ce jour, fait l'objet d'une extension à l'ensemble de la branche ; que certains établissements de bricolage sont ainsi susceptibles d'ouvrir le dimanche sans que leurs salariés ne puissent bénéficier des garanties et des contreparties qu'appelle toute dérogation au principe du repos dominical ; qu'il en est de même des établissements visés par le décret contesté et relevant d'une autre branche, tels les magasins de quincaillerie ; qu'ainsi et en tout état de cause, l'exécution du décret litigieux est de nature à porter une atteinte grave et immédiate aux intérêts que défendent les requérants ; qu'il suit de là que la condition d'urgence prévue à l'article L. 521-1 du code de justice administrative doit être regardée comme remplie ;

8. Considérant qu'il résulte de ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de leurs requêtes, que les requérants sont fondés à demander la suspension de l'exécution du décret du 30 décembre 2013 ;
Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
9. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat, en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, le versement à la Fédération des employés et cadres-CGT-Force Ouvrière et autres et à la Fédération CGT des personnels du commerce, de la distribution et des services et autre d'une somme globale de 6 000 euros ;


O R D O N N E :
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Article 1er : L'intervention de la Fédération des magasins de bricolage est admise.
Article 2 : Jusqu'à ce que le Conseil d'Etat, statuant au contentieux ait statué sur sa légalité, l'exécution du décret n° 2013-1306 du 30 décembre 2013 portant inscription temporaire des établissements de commerce en détail du bricolage sur la liste des établissements pouvant déroger à la règle du repos dominical est suspendue.
Article 3 : L'Etat versera, en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, une somme globale de 6 000 euros à la Fédération des employés et cadres-CGT-Force Ouvrière et autres et à la Fédération CGT des personnels du commerce, de la distribution et des services et autre.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à la Fédération des employés et cadres-CGT Force Ouvrière, au Syndicat CGT-Force Ouvrière des employés et cadres du commerce de Paris, au Syndicat des Force Ouvrière des employés et cadres du commerce Val d'Oise, au Syndicat des employés du commerce et des interprofessionnels, au Syndicat SUD commerces et services Île-de-France, à la Fédération CGT des personnels du commerce, de la distribution et des services, à l'Union syndicale CGT du commerce, de la distribution et des services de Paris, à la Fédération des magasins de bricolage, au Premier ministre et au ministre du travail de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social.