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Ariane Web: Conseil d'État 376208, lecture du 27 novembre 2015, ECLI:FR:Code Inconnu:2015:376208.20151127

Décision n° 376208
27 novembre 2015
Conseil d'État

N° 376208
ECLI:FR:CESSR:2015:376208.20151127
Publié au recueil Lebon
5ème / 4ème SSR
Mme Manon Perrière, rapporteur
M. Nicolas Polge, rapporteur public
SCP DIDIER, PINET, avocats


Lecture du vendredi 27 novembre 2015
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

La société anonyme (SA) Usine du Marin a demandé au tribunal administratif de Fort-de-France d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite par laquelle le préfet de la région Martinique a rejeté sa demande présentée le 23 octobre 2008 tendant à ce que le concours de la force publique lui soit accordé en vue de l'exécution du jugement du 13 février 1990 du tribunal de grande instance de Fort-de-France autorisant l'expulsion des occupants du terrain dénommé " Habitation Anse Noire " situé à Sainte-Anne, dont elle est propriétaire. Par un jugement n° 0900094 du 11 juillet 2011, le tribunal administratif a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 11BX02621 du 10 décembre 2013, la cour administrative d'appel de Bordeaux a rejeté l'appel de la SA Usine du marin contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un nouveau mémoire, enregistrés les 10 mars et 10 juin 2014 et le 10 juin 2015 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la SA Usine du Marin demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, d'une part, d'annuler le jugement du 11 juillet 2011 du tribunal administratif de Fort-de-France ainsi que la décision litigieuse, et d'autre part, d'enjoindre au préfet de la région Martinique d'accorder le concours de la force publique ou, à titre subsidiaire, de réexaminer sa demande tendant à obtenir ce concours, et de prononcer contre l'Etat, à défaut pour lui de justifier de l'exécution de la décision rendue dans un délai de deux mois à compter de sa notification, une astreinte de 1 000 euros par jour jusqu'à la date à laquelle cette décision aura reçu exécution ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi que le protocole additionnel n°1 à cette convention ;

- la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991 ;

- le décret n° 92-755 du 31 juillet 1992 ;

- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Manon Perrière, auditeur,

- les conclusions de M. Nicolas Polge, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Didier, Pinet, avocat de la SA Usine du Marin ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 4 novembre 2015, présentée par la société Usine du marin ;


1. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par un jugement du 13 février 1990, confirmé par un arrêt de la cour d'appel de Fort-de-France du 19 juin 1992, le tribunal de grande instance de Fort-de-France a ordonné l'expulsion des occupants d'un terrain dénommé " Habitation Anse Noire " situé à Sainte-Anne, dont la société Usine du Marin est propriétaire ; que, depuis 1993, la société Usine du Marin a requis à plusieurs reprises le concours de la force publique en vue de l'exécution de ce jugement, notamment par une lettre du 23 octobre 2008 ; que le préfet de la région Martinique n'ayant pas donné suite à cette dernière demande, la société Usine du Marin a saisi le tribunal administratif de Fort-de-France d'une demande d'annulation pour excès de pouvoir de cette décision ; que, par un jugement du 11 juillet 2011, le tribunal administratif a rejeté cette demande ; que la société se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 10 décembre 2013 de la cour administrative d'appel de Bordeaux rejetant son appel contre ce jugement ;

2. Considérant qu'aux termes de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) " ; qu'aux termes de l'article 1er du protocole additionnel n° 1 à cette convention : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international (...) " ; qu'aux termes de l'article 16 de la loi du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d'exécution, applicable au litige, dont les dispositions ont été reprises à l'article L. 153-1 du code des procédures civiles d'exécution : " L'Etat est tenu de prêter son concours à l'exécution des jugements et des autres titres exécutoires. Le refus de l'Etat de prêter son concours ouvre droit à réparation " ;

3. Considérant qu'il résulte de ces textes que le représentant de l'Etat, saisi d'une demande en ce sens, doit prêter le concours de la force publique en vue de l'exécution des décisions de justice ayant force exécutoire ; que seules des considérations impérieuses tenant à la sauvegarde de l'ordre public, ou des circonstances postérieures à une décision de justice ordonnant l'expulsion d'occupants d'un local, faisant apparaître que l'exécution de cette décision serait de nature à porter atteinte à la dignité de la personne humaine, peuvent légalement justifier, sans qu'il soit porté atteinte au principe de la séparation des pouvoirs, le refus de prêter le concours de la force publique ;

4. Considérant que, dans le cas où, à la suite d'un premier refus de concours de la force publique, la décision de justice demeure inexécutée pendant une durée manifestement excessive au regard des droits et intérêts en cause, il incombe au représentant de l'Etat, alors même que des considérations impérieuses justifieraient toujours un refus de concours de la force publique, de rechercher toute mesure de nature à permettre de mettre fin à l'occupation illicite des lieux ; que, s'il est alors saisi d'une demande d'annulation pour excès de pouvoir d'un nouveau refus de concours de la force publique, il appartient au juge administratif d'analyser les conclusions dont il est saisi comme dirigées non seulement contre ce refus, mais aussi, subsidiairement, contre le refus d'accomplir des diligences appropriées pour mettre en oeuvre l'obligation définie ci-dessus ; qu'il lui appartient, par suite, de se prononcer sur la légalité du nouveau refus de concours, mais aussi, dans l'hypothèse où il juge que ce refus est légalement justifié, sur les diligences accomplies par le représentant de l'Etat ; que, dans cette dernière hypothèse, s'il annule la décision en tant qu'elle refuse d'accomplir des diligences appropriées, il peut, saisi de conclusions en ce sens, enjoindre au représentant de l'Etat, le cas échéant sous astreinte, d'accomplir de telles diligences, dans un délai qu'il fixe ;

5. Considérant que, pour juger que le refus d'accorder à la société Usine du Marin le concours de la force publique pour l'exécution du jugement du 13 février 1990 du tribunal de grande instance de Fort-de-France, à la suite de la réquisition du 23 octobre 2008, était légalement justifié, la cour administrative d'appel a analysé les circonstances particulières dans lesquelles l'occupation sans titre de la propriété " Habitation Anse Noire " se poursuit depuis 1990 ; qu'en déduisant de cette analyse, exempte de dénaturation, que des considérations impérieuses tenant à la sauvegarde de l'ordre public justifiaient légalement le refus de concours de la force publique opposé par le représentant de l'Etat, elle a exactement qualifié les faits qui lui étaient soumis et n'a commis aucune erreur de droit ; que, toutefois, en ne recherchant pas si la durée pendant laquelle le jugement ordonnant l'expulsion des occupants sans titre était resté inexécuté depuis le premier refus de concours de la force publique était manifestement excessive ni si, dans cette hypothèse, le représentant de l'Etat avait accompli des diligences appropriées pour rechercher toute mesure de nature à permettre de mettre fin à l'occupation illicite des lieux et en ne statuant pas sur les conclusions en tant qu'elles tendaient à l'annulation de la décision du représentant de l'Etat refusant d'accomplir de telles diligences, la cour a méconnu son office et commis une erreur de droit ; que son arrêt doit donc être annulé dans cette mesure ;

6. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 500 euros à verser à la société Usine du Marin au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;



D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux du 10 décembre 2013 est annulé en tant qu'il omet de statuer sur la légalité du refus du représentant de l'Etat d'accomplir des diligences appropriées pour rechercher toute mesure de nature à permettre de mettre fin à l'occupation illégicite du terrain " Habitation Anse Noire " .
Article 2 : L'affaire est renvoyée, dans cette mesure, à la cour administrative d'appel de Bordeaux.
Article 3 : L'Etat versera la somme de 3 500 euros à la société Usine du Marin au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions du pourvoi est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la société Usine du Marin, au ministre de l'intérieur et à la ministre des outre-mer.


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