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Ariane Web: Conseil d'État 397159, lecture du 25 mars 2016, ECLI:FR:CEORD:2016:397159.20160325

Décision n° 397159
25 mars 2016
Conseil d'État

N° 397159
ECLI:FR:CEORD:2016:397159.20160325
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
LE PRADO ; SCP MASSE-DESSEN, THOUVENIN, COUDRAY, avocats


Lecture du vendredi 25 mars 2016
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 19 février et 18 mars 2016 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la SARL Beaudout père et fils demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) d'ordonner la suspension de l'exécution de l'article 6 de l'arrêté du 23 décembre 2011 portant extension d'accords et d'avenants examinés en sous-commission des conventions et accords du 9 décembre 2011 à l'égard des boulangers ou boulangers-pâtissiers ayant adhéré à d'autres organismes ou entreprises que la société AG2R Prévoyance pour le régime de remboursement complémentaire obligatoire de frais de santé ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 6 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ainsi que les entiers dépens.


Elle soutient que :
- la condition d'urgence est remplie, dès lors que l'arrêté litigieux préjudicie de manière grave et immédiate à ses intérêts, notamment financiers ;
- il porte atteinte à la liberté contractuelle, à la liberté d'entreprendre, au droit à la protection sociale et au droit de l'Union européenne ;
- il existe un doute sérieux quant à la légalité de l'arrêté contesté ;
- l'extension de la clause de désignation auquel il procède porte une atteinte disproportionnée à la liberté contractuelle et à la liberté d'entreprendre, dans la mesure où elle a pour effet de lier par un contrat prédéfini les entreprises et artisans au cocontractant désigné ;
- cette extension méconnaît le principe de transparence tel que garanti par l'article 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne, en ce qu'elle n'a pas fait l'objet d'une publicité adéquate ni d'une mise en concurrence préalable.


Par un mémoire en défense et un mémoire complémentaire, enregistrés les 10 et 18 mars 2016, la ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social conclut au rejet de la requête. Elle soutient que la condition d'urgence n'est pas remplie et que les moyens soulevés par la requérante ne sont pas fondés.

Par un mémoire, enregistré le 11 mars 2016, la Confédération nationale de la boulangerie et boulangerie-pâtisserie conclut au rejet de la requête et au versement, par la SARL Beaudout père et fils, d'une somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les observations, enregistrées le 15 mars 2016, présentées par la société AG2R, qui déclare faire siennes les observations de la ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social et de la Confédération nationale de la boulangerie et boulangerie-pâtisserie ;

Par un mémoire, enregistré le 18 mars 2016, la Fédération générale agroalimentaire CFDT, la Fédération nationale de l'agroalimentaire CFE-CGC, la Confédération française des travailleurs chrétiens, la Fédération nationale agroalimentaire et forestière CGT et la Fédération générale des travailleurs de l'agriculture, de l'alimentation, des tabacs et des activités annexes FO concluent au rejet de la requête et au versement, par la SARL Beaudout père et fils d'une somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, notamment son article 56 ;
- le code de la sécurité sociale ;
- le code du travail ;
- l'arrêt du 17 décembre 2015 n° C-25/14 et C-26/14 de la Cour de justice de l'Union européenne ;
- la décision n°-672 DC du Conseil constitutionnel du 13 juin 2013 ;
- la décision n°357115 du 30 décembre 2013 du Conseil d'Etat, statuant au contentieux ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, la SARL Beaudout père et fils, d'autre part, la ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, ainsi que la Fédération nationale de l'agroalimentaire CFE-CGE, la Confédération nationale de la boulangerie et boulangerie-pâtisserie française, la Fédération nationale agroalimentaire et forestière CGT, la Fédération générale agroalimentaire CFDT, la Fédération générale des travailleurs de l'agriculture, de l'alimentation, des tabacs et des activités annexes FO et la Confédération française des travailleurs chrétiens ;

Vu le procès-verbal de l'audience publique du 21 mars 2016 à 10 heures au cours de laquelle ont été entendus :

- le représentant de la SARL Beaudout père et fils ;

- les représentants de la ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social ;

- Me Le Prado, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la Confédération nationale de la boulangerie et boulangerie-pâtisserie française ;

- Me Coudray, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la Fédération nationale de l'agroalimentaire CFE-CGE, la Fédération nationale agroalimentaire et forestière CGT, la Fédération générale agroalimentaire CFDT, la Fédération générale des travailleurs de l'agriculture, de l'alimentation, des tabacs et des activités annexes FO et la Confédération française des travailleurs chrétiens ;

- le représentant de la société AG2R ;
et à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction ;


Sur le cadre juridique applicable au litige :

1. Considérant, d'une part, qu'en vertu de l'article L. 911-1 du code de la sécurité sociale, les " garanties collectives dont bénéficient les salariés ", qui ont notamment pour objet, aux termes de l'article L. 911-2 du même code, de prévoir " la couverture (...) des risques portant atteinte à l'intégrité physique de la personne ou liés à la maternité " en complément de celles qui résultent de l'organisation de la sécurité sociale, peuvent notamment être déterminées par voie de conventions ou d'accords collectifs ; qu'en vertu de l'article L. 911-3 du même code, ces accords peuvent être étendus dans les conditions prévues par le code du travail, sous réserve des dispositions spécifiques applicables lorsqu'ils ont pour objet exclusif la détermination de telles garanties collectives ; que la légalité d'un arrêté ministériel prononçant l'extension d'un accord collectif relatif à un régime de prévoyance complémentaire des salariés ou d'un avenant à celui-ci est nécessairement subordonnée à la validité de la convention ou de l'avenant en cause ; que selon l'article L. 2262-3 du code du travail " L'employeur qui démissionne de l'organisation ou du groupement signataire postérieurement à la signature de la convention ou de l'accord demeure lié par ces derniers. " ;

2. Considérant, d'autre part, que, par sa décision n° 2013-672 DC du 13 juin 2013, le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution l'article L. 912-1 du code de la sécurité sociale, dans la rédaction applicable au présent litige, qui permet qu'un accord collectif, sous réserve du réexamen au moins tous les cinq ans des modalités d'organisation de la mutualisation des risques selon des conditions et une périodicité fixées par cet accord, prévoit une mutualisation des risques dont il organise la couverture auprès d'un ou plusieurs organismes tels qu'une institution de prévoyance, auxquels adhèrent alors obligatoirement les entreprises relevant du champ d'application de l'accord, y compris si elles ont déjà adhéré à un contrat ou souscrit un contrat auprès d'un organisme différent pour garantir les mêmes risques à un niveau équivalent ; qu'il a cependant décidé que la déclaration d'inconstitutionnalité de cet article ne prendrait effet qu'à compter de la publication de sa décision, intervenue le 16 juin 2013, et ne serait pas applicable aux contrats en cours ;

3. Considérant, enfin, que, dans l'arrêt C-25/14 et C-26/14 du 17 décembre 2015 par lequel elle s'est prononcée sur la question dont le Conseil d'Etat l'avait saisie à titre préjudiciel avant de statuer sur la requête n°357115 de la société requérante, la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que " l'obligation de transparence, qui découle de l'article 56 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, s'oppose à l'extension, par un État membre, à l'ensemble des employeurs et des travailleurs salariés d'une branche d'activité, d'un accord collectif (...) qui confie à un unique opérateur économique, choisi par les partenaires sociaux, la gestion d'un régime de prévoyance complémentaire obligatoire institué au profit des travailleurs salariés, sans que la réglementation nationale prévoie une publicité adéquate (...) " ; que, toutefois, la Cour a jugé que les effets de son arrêt ne concernaient pas les accords collectifs rendus obligatoires par une autorité publique pour l'ensemble des employeurs et des travailleurs salariés d'une branche d'activité avant la date de son prononcé, " sans préjudice des recours juridictionnels introduits avant cette date " ;

Sur les conclusions à fin de suspension :

4. Considérant que la société requérante demande la suspension de l'arrêté du 23 décembre 2011, par lequel le ministre du travail, de l'emploi et de la santé a étendu l'avenant n° 100 du 27 mai 2011 à la convention collective nationale de la boulangerie et boulangerie-pâtisserie (entreprises artisanales) en tant que, par son article 6, cet avenant désigne, pour une nouvelle période de cinq ans, l'institution de prévoyance AG2R Prévoyance en tant qu'unique organisme gestionnaire du régime de remboursement complémentaire des frais de soins de santé institué, au profit des salariés de cette branche ;


5. Considérant qu'aux termes du premier alinéa de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision " ; qu'il appartient au juge des référés, saisi sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative d'une demande tendant à la suspension d'une décision administrative, d'apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de cette décision sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de la décision soit suspendue ; que l'atteinte alléguée à la situation de la société requérante et à celle de ses salariés doit s'apprécier au regard des effets respectifs de l'avenant lui-même et de l'arrêté d'extension contesté ;

6. Considérant que, pour justifier de l'urgence à suspendre l'exécution de cet arrêté, la société Beaudout père et fils soutient, d'une part, que l'application de l'avenant du 27 mai 2011 préjudicie à ses intérêts financiers, en la contraignant à affilier rétroactivement les salariés qu'elle emploie à l'organisme AG2R, alors que le prestataire qu'elle a choisi est plus avantageux, et porte atteinte aux droits de ses salariés, d'autre part, que cet avenant méconnaît diverses règles ou principes ; qu'il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés ainsi que des indications recueillies à l'audience que la société Beaudout était adhérente, à la date de signature de l'avenant et jusqu'en avril 2015, d'une organisation d'employeurs signataire de cet avenant ; que la société étant ainsi tenue, en application des dispositions citées ci-dessus de l'article L. 2262-3 du code du travail, par ces stipulations, y compris depuis son retrait de la fédération des patron boulangers pâtissiers de la Dordogne, jusqu'au terme normal de la clause de désignation de l'institution de prévoyance AG2R Prévoyance, le préjudice grave et immédiat dont elle fait état, tant pour elle-même que pour ses salariés, ne résulte pas de l'arrêté litigieux ; qu'en outre, la méconnaissance par l'avenant des divers règles ou principes allégués ne saurait, en tout état de cause et à elle seule, caractériser une situation d'urgence ;


7. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la requête de la Société Beaudout ne peut qu'être rejetée, y compris ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ; qu'il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions présentées à ce titre par la Confédération nationale de la boulangerie et boulangerie-pâtisserie française, la Fédération nationale de l'agroalimentaire CFE-CGE, la Fédération nationale agroalimentaire et forestière CGT, la Fédération générale agroalimentaire CFDT, la Fédération générale des travailleurs de l'agriculture, de l'alimentation, des tabacs et des activités annexes FO et la Confédération française des travailleurs chrétiens ;


O R D O N N E :
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Article 1er : La requête de la SARL Beaudout père et fils est rejetée.
Article 2 : Les conclusions présentées par la Confédération nationale de la boulangerie et boulangerie-pâtisserie française, la Fédération nationale de l'agroalimentaire CFE-CGE, la Fédération nationale agroalimentaire et forestière CGT, la Fédération générale agroalimentaire CFDT, la Fédération générale des travailleurs de l'agriculture, de l'alimentation, des tabacs et des activités annexes FO et la Confédération française des travailleurs chrétiens au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à la SARL Beaudout père et fils, à la ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, la Confédération nationale de la boulangerie et boulangerie-pâtisserie française, la Fédération nationale de l'agroalimentaire CFE-CGE, la Fédération nationale agroalimentaire et forestière CGT, la Fédération générale agroalimentaire CFDT, la Fédération générale des travailleurs de l'agriculture, de l'alimentation, des tabacs et des activités annexes FO, à la Confédération française des travailleurs chrétiens et à la société AG2R.