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Ariane Web: Conseil d'État 398450, lecture du 26 avril 2016, ECLI:FR:CEORD:2016:398450.20160426

Décision n° 398450
26 avril 2016
Conseil d'État

N° 398450
ECLI:FR:CEORD:2016:398450.20160426
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
SCP FOUSSARD, FROGER, avocats


Lecture du mardi 26 avril 2016
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique enregistrés les 1er et 19 avril 2016 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le département du Val-de-Marne, représenté par le président du conseil départemental, demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) d'ordonner la suspension de l'exécution d'une décision d'octobre 2015, révélée par un courriel du 9 décembre 2015 du chef de projet de la mission mineurs isolés étrangers, par laquelle l'activité de la cellule nationale, placée auprès de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse, chargée de coordonner la prise en charge des mineurs isolés étrangers et de fournir un appui aux acteurs de cette prise en charge, a été partiellement suspendue ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Il soutient que :
- la condition d'urgence est remplie dès lors que l'exécution de la décision contestée préjudicie de manière grave et immédiate, d'une part, à la situation financière du département, d'autre part, à un intérêt public tenant non seulement à la continuité mais également à la qualité du service public et, enfin, à l'intérêt supérieur de l'enfant ;
- il existe un doute sérieux sur la légalité de cette décision ;
- elle est en effet entachée d'incompétence, car elle a été prise par le chef de projet de la mission " mineurs isolés étrangers ", alors qu'elle appartenait au ministre de la justice ;
- elle est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation en ce que, d'une part, la nécessité de disposer d'éléments plus précis sur le dispositif de protection de l'enfance dans chaque département et sur l'état de saturation de ce dispositif n'est pas de nature à justifier la suspension de l'activité de la cellule nationale de répartition des mineurs isolés étrangers et, d'autre part, cette suspension met fin à l'égalité de traitement entre les départements dans la prise en charge des mineurs isolés étrangers.


Par deux mémoires en défense, enregistrés les 18 et 19 avril 2016, le garde des sceaux, ministre de la justice, conclut au rejet de la requête. Il soutient, à titre principal, que la requête est irrecevable dès lors qu'aucune décision de suspendre l'activité de la cellule nationale n'a été prise et qu'à supposer même que tel ait été le cas, cette décision était insusceptible de faire grief au département et, à titre subsidiaire, qu'aucune des deux conditions prévues par l'article L. 521-1 du code de justice administrative n'est remplie.


Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, le département du Val-de-Marne et, d'autre part, le garde des sceaux, ministre de la justice ;

Vu le procès-verbal de l'audience publique du 20 avril 2016 à 10 heures au cours de laquelle ont été entendus :

- Me Froger, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat du département du Val-de-Marne ;

- les représentants du département du Val-de-Marne ;

- le représentant du garde des sceaux, ministre de la justice ;
et à l'issue de laquelle le juge des référés a prolongé la clôture de l'instruction jusqu'au vendredi 22 avril 2016 à 18 heures ;

Vu la mesure d'instruction supplémentaire par laquelle le juge des référés a demandé, à l'issue de l'audience, au ministre de la justice de produire des éléments, d'une part, sur le contenu des informations communiquées par la cellule et, d'autre part, sur le nombre de réorientations effectuées entre octobre 2015 et mars 2016 puis à partir de mars 2016, et au département du Val-de-Marne de produire un ordre de grandeur du surcoût résultant de la prise en charge d'un nombre de mineurs isolés étrangers plus important depuis la mi-octobre 2015 ;

Par deux nouveaux mémoires, enregistrés les 21 et 22 avril 2016, le garde des sceaux, ministre de la justice, d'une part, produit des informations quant au contenu des informations communiquées par la cellule nationale ainsi que des précisions sur les réorientations effectuées entre octobre 2015 et le 20 avril 2016 et, d'autre part, persiste dans ses conclusions initiales ;

Par deux nouveaux mémoires, enregistrés le 21 et 22 avril 2016, le département du Val-de-Marne, d'une part, produit des éléments sur le préjudice correspondant au surcoût résultant de la prise en charge d'un nombre de mineurs isolés étrangers plus important ainsi que des documents complémentaires et, d'autre part, persiste dans ses conclusions initiales. Il soutient, en outre, que la décision contestée est entachée d'une erreur de droit dès lors qu'elle méconnaît les dispositions du protocole entre l'Etat et les départements sur le dispositif national de mise à l'abri, d'évaluation et d'orientation des mineurs isolés étrangers ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code civil ;
- le code de l'action sociale et des familles ;
- la loi n° 2016-297 du 14 mars 2016 ;
- le code de justice administrative ;


1. Considérant qu'aux termes du premier alinéa de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision " ;

2. Considérant que parmi les objectifs assignés à la protection de l'enfance figurent, aux termes de l'article L. 112-3 du code de l'action sociale et des familles, la prévention des difficultés que peuvent rencontrer les mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille ainsi que leur prise en charge ; qu'en vertu de l'article L. 221-1 du même code, le service départemental de l'aide sociale à l'enfance a pour mission de mener en urgence des actions de protection en faveur des mineurs confrontés à des difficultés risquant de mettre en danger leur santé, leur sécurité, leur moralité ou de compromettre gravement leur éducation ou leur développement physique, affectif, intellectuel et social ; qu'aux termes de l'article L. 223-2 du même code, " en cas d'urgence et lorsque le représentant légal du mineur est dans l'impossibilité de donner son accord, l'enfant est recueilli provisoirement par le service qui en avise immédiatement le procureur de la République (...) ; si l'enfant n'a pu être remis à sa famille ou le représentant légal n'a pas pu ou a refusé de donner son accord dans un délai de cinq jours, le service saisit (...) l'autorité judiciaire en vue de l'application de l'article 375-5 du code civil " ; qu'aux termes de l'article 375-3 du code civil : " Si la protection de l'enfant l'exige, le juge des enfants peut décider de le confier : (...) 3° A un service départemental de l'aide sociale à l'enfance " ; qu'aux termes de l'article 373-5 du même code : " A titre provisoire mais à charge d'appel, le juge peut, pendant l'instance, soit ordonner la remise provisoire du mineur à un centre d'accueil ou d'observation, soit prendre l'une des mesures prévues aux articles L. 375-3 et L. 375-4./ En cas d'urgence, le procureur de la République du lieu où le mineur a été trouvé a le même pouvoir, à charge de saisir dans les huit jours le juge compétent, qui maintiendra, modifiera ou rapportera la mesure (...) " ; qu'en vertu de l'article 375-7 du code civil, le lieu d'accueil est recherché en considération de l'intérêt du mineur, sans qu'il soit fait obligation de le confier au service de l'aide sociale à l'enfance du département dans lequel il a été identifié comme confronté à des difficultés ;

3. Considérant que, dans le cadre d'un " protocole " signé par l'Etat et l'Assemblée des départements de France, annexé à une circulaire du garde des sceaux, ministre de la justice, du 31 mai 2013 relative aux modalités de prise en charge des jeunes isolés étrangers et instituant un dispositif national de mise à l'abri, d'évaluation et d'orientation de ces mineurs, a été créée une cellule nationale, placée à la direction de la protection judiciaire de la jeunesse, chargée de suivre les flux d'arrivée de jeunes isolés étrangers et de mettre à la disposition des parquets une information actualisée relative aux capacités d'accueil des services d'aide sociale à l'enfance des départements ; que cette circulaire prévoyait que le choix du département serait guidé par le principe d'une orientation nationale, s'effectuant selon une clé de répartition correspondant à la part de population de moins de dix-neuf ans dans chaque département ; que, par une décision n° 371415 du 30 janvier 2015, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a annulé les dispositions de la circulaire du 31 mai 2013 prévoyant ces modalités de répartition, au motif que le garde des sceaux ne tenait d'aucune disposition, ni d'aucun principe, le pouvoir de prescrire aux magistrats du parquet, afin de limiter les disparités dans les flux d'arrivée de mineurs isolés étrangers selon les départements, d'orienter ces mineurs dans leurs services d'aide sociale à l'enfance en fixant un critère non prévu par le législateur ; qu'en revanche, le Conseil d'Etat a rejeté, par la même décision, les conclusions dirigées contre la circulaire en tant, notamment, qu'elle prévoit la mise à disposition des parquets d'informations actualisées leur permettant de savoir quel département est en mesure d'accueillir un mineur ;

4. Considérant que, par un courriel du 9 décembre 2015 adressé aux responsables des services départementaux de l'aide à l'enfance, le chef de projet de la mission " mineurs isolés étrangers " a indiqué à ses correspondants que, selon les informations dont disposait la cellule nationale, plus aucun département ne disposait de capacités d'accueil disponibles et de ce que, par suite, elle n'était plus à même, dans l'immédiat, de proposer aux parquets une réorientation vers un autre département, sauf lorsqu'un parquet ferait valoir l'intérêt du mineur isolé étranger d'être confié à un autre département pour des raisons propres à sa situation, telles que la nécessité d'un rapprochement familial ou la protection contre des réseaux mafieux ; que le département du Val-de-Marne soutient que ce courriel révélerait l'existence d'une décision de suspendre partiellement l'activité de la cellule, décision qui se serait traduite depuis le mois d'octobre 2015 par une cessation presque totale des propositions de réorientation, et dont elle demande la suspension sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-1 du code de justice administrative ;

5. Considérant que, postérieurement au courriel du 9 décembre 2015, la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfant est venue modifier le régime applicable à l'accueil des mineurs isolés étrangers, dans le cadre duquel intervient la cellule nationale chargée de leur suivi ; que l'article 375-5 du code civil a été complété par deux alinéas aux termes desquels : " Lorsqu'un service de l'aide sociale à l'enfance signale la situation d'un mineur privé temporairement ou définitivement de la protection de sa famille, selon le cas, le procureur de la République ou le juge des enfants demande au ministère de la justice de lui communiquer, pour chaque département, les informations permettant l'orientation du mineur concerné/ Le procureur de la République ou le juge des enfants prend sa décision en stricte considération de l'intérêt de l'enfant, qu'il apprécie notamment à partir des éléments ainsi transmis pour garantir des modalités d'accueil adaptées " ; qu'aux termes du nouvel article L. 221-2-2 du code de l'action sociale et des familles : " Pour permettre l'application du troisième alinéa de l'article 375-5 du code civil, le président du conseil départemental transmet au ministre de la justice les informations dont il dispose sur le nombre de mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille dans le département. Le ministre de la justice fixe les objectifs de répartition proportionnée des accueils de ces mineurs entre les départements, en fonction de critères démographiques et d'éloignement géographique. Les modalités d'application du présent article, notamment les conditions d'évaluation de la situation de ces mineurs et la prise en compte de la situation particulière des collectivités relevant de l'article 73 de la Constitution, de Saint-Barthélemy, de Saint-Martin et de Saint-Pierre-et-Miquelon, sont définies par décret en Conseil d'Etat " ;

6. Considérant qu'il résulte de l'instruction que, dans le cadre juridique ainsi défini, la cellule nationale, bénéficiant à nouveau d'informations relatives à l'existence de capacités d'accueil disponibles dans certains départements, informe les parquets, depuis le début du mois d'avril 2016, des possibilités de réorientation dans un autre département ouvertes aux mineurs isolés étrangers, sans limiter cette information au seul cas où le parquet ferait valoir des considérations propres à l'intérêt du mineur ; qu'ainsi, à supposer même que le courriel du 9 décembre 2015 puisse être regardé comme révélant l'existence d'une décision administrative relative à l'exercice des missions assurées par la cellule nationale, une telle décision a, en tout état de cause, cessé de produire ses effets à la date de la présente ordonnance ; que les conclusions tendant à sa suspension sont, par suite, devenues sans objet ; qu'il n'y a pas lieu d'y statuer ; qu'il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions du département du Val-de-Marne tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;


O R D O N N E :
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions de la requête du département du Val-de-Marne aux fins de suspension.
Article 2 : Les conclusions du département du Val-de-Marne tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée au département du Val-de-Marne et au garde des sceaux, ministre de la justice.