Base de jurisprudence

Ariane Web: Conseil d'État 383838, lecture du 23 novembre 2016, ECLI:FR:CECHR:2016:383838.20161123

Décision n° 383838
23 novembre 2016
Conseil d'État

N° 383838
ECLI:FR:CECHR:2016:383838.20161123
Mentionné aux tables du recueil Lebon
8ème - 3ème chambres réunies
M. Vincent Uher, rapporteur
M. Benoît Bohnert, rapporteur public
SCP DELAPORTE, BRIARD, avocats


Lecture du mercredi 23 novembre 2016
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

La société par actions simplifiée Eurotrade Juice a demandé au tribunal administratif de Montreuil de prononcer la décharge de la retenue à la source mise à sa charge au titre de l'année 2008 pour un montant de 66 667 euros. Par un jugement n° 1108693 du 3 janvier 2013, le tribunal administratif a rejeté cette demande.

Par un arrêt n° 13VE01076 du 10 juin 2014, la cour administrative d'appel de Versailles a, après avoir annulé ce jugement sur appel de la société Eurotrade Juice, rejeté sa demande.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 20 août et 20 novembre 2014 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Eurotrade Juice demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'article 2 de cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 7 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la directive 90/435/CEE du Conseil du 23 juillet 1990 ;
- la convention fiscale conclue entre la France et le Luxembourg le 1er avril 1958 ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Vincent Uher, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Benoît Bohnert, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Delaporte, Briard, avocat de la société Eurotrade Juice ;


Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Eurotrade Juice a fait l'objet d'une vérification de comptabilité portant sur les années 2006 à 2008, à l'issue de laquelle l'administration, ayant constaté qu'elle avait distribué, le 30 juin 2008, des dividendes d'un montant de 200 000 euros à la société de droit luxembourgeois Jolora et, ayant estimé que le bénéficiaire effectif de ce versement était M.A..., résident uruguayen, a mis à sa charge la retenue à la source prévue au 2 de l'article 119 bis du code général des impôts au taux de 25 % mentionné au 1 de l'article 187 de ce code dans sa rédaction applicable, au motif que cette distribution entrait dans le champ de l'exception prévue par les dispositions du 3 de l'article 119 ter du même code. La société Eurotrade Juice demande l'annulation de l'article 2 de l'arrêt du 10 juin 2014 par lequel la cour administrative d'appel de Versailles, après avoir annulé le jugement du 10 janvier 2013 du tribunal administratif de Montreuil, a rejeté sa demande tendant à la décharge de cette retenue à la source.

2. Le 2 de l'article 119 bis du code général des impôts soumet à une retenue à la source les revenus distribués par des personnes morales françaises à des personnes qui n'ont pas leur domicile fiscal ou leur siège en France. Les dispositions du 1 et 2 de l'article 119 ter de ce code, qui transpose la directive du 23 juillet 1990 concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d'Etats membres différents, prévoient, sous certaines conditions, d'exonérer de cette retenue à la source la distribution de revenus à une personne morale qui justifie auprès du débiteur ou de la personne qui assure le paiement de ses revenus être le bénéficiaire effectif des dividendes et avoir son siège de direction effective dans un Etat membre de l'Union européenne sans être considérée, aux termes d'une convention en matière de double imposition conclue avec un Etat tiers, comme ayant sa résidence fiscale hors de l'Union. Toutefois, le 3 de cet article 119 ter prévoit que cette exonération ne s'applique pas " lorsque les dividendes distribués bénéficient à une personne morale contrôlée directement ou indirectement par un ou plusieurs résidents d'Etats qui ne sont pas membres de la Communauté, sauf si cette personne morale justifie que la chaîne de participations n'a pas comme objet principal ou comme un de ses objets principaux de tirer avantage " de l'exonération.

3. Aux termes du point 5 de l'instruction fiscale référencée 4 C-7-07 publiée au bulletin officiel des impôts le 10 mai 2007 : " en l'absence de montage artificiel, lorsqu'une société européenne bénéficie de dividendes de source française afférents à une participation supérieure à 5% du capital de la société distributrice et se trouve, du fait d'un régime d'exonération applicable dans son Etat de résidence, privée de toute possibilité d'imputer la retenue à la source en principe prélevée en France sur le fondement du 2. de l'article 119 bis du code général des impôts, les distributions en question ne seront plus soumises à ladite retenue ".

4. En premier lieu, en jugeant qu'elle devait d'abord examiner si la société remplissait les conditions prévues par l'article 119 ter du code général des impôts citées au point 2 pour pouvoir être exemptée de la retenue à la source dès lors que l'administration avait appliqué ce texte pour établir la retenue à la source, la cour, qui a relevé que la société avait entendu se prévaloir de l'instruction précitée du 10 mai 2007 relatif à l'article 119 bis du code général des impôts et estimé qu'elle n'en remplissait pas une des conditions, n'a ni insuffisamment motivé son arrêt ni commis d'erreur de droit. S'il ressortait des pièces du dossier soumis au juge du fond que la société de droit luxembourgeois Jolora détenait plus de 15 % des titres de la société Eurotrade Juice qui lui avait versé des dividendes, et entrait ainsi dans le champ de la directive du 23 juillet 1990, la cour n'a pas davantage commis d'erreur de droit en jugeant implicitement que les dispositions de l'article 119 ter relatives à l'exclusion du bénéficie d'une exonération de la retenue à la source lui était applicables

5. En deuxième lieu, la cour a relevé que M. A...détenait l'intégralité du capital de la société Eutrotrade Juice lorsqu'il a acquis, le 18 juin 2008, la société Jolora, à laquelle il a apporté, le 27 juin suivant, l'ensemble des titres de la société Eutrotrade Juice, en échange de nouveaux titres de la société Jolora. Elle a constaté que celle-ci a reçu, le 30 juin 2008, soit 12 jours seulement après que M. A...l'avait acquise, des dividendes de la société Eurotrade Juice d'un montant de 200 000 euros non soumis à la retenue à la source. Elle a, enfin, rappelé que les titres de la société Jolora ont eux-mêmes été apportés dès le 20 août 2008 à une société chypriote également détenue par M.A..., en contrepartie de titres de cette dernière société. Elle a estimé, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, que la société requérante ne justifiait pas, d'une part, de ce que la création de la société Jolora répondrait principalement à un objectif de gestion patrimoniale des actifs de M. A... et, d'autre part, de ce que l'apport des titres de cette société à une société chypriote résulterait de la proximité géographique entre la République de Chypre et le Liban, pays d'origine de M.A..., ainsi que de l'importance du centre financier de Chypre dans les investissements intéressant le Moyen-Orient et l'Europe. Elle n'a pas commis d'erreur de qualification juridique des faits en en déduisant, sans commettre d'erreur de droit sur la charge de la preuve, que c'est à bon droit que l'administration fiscale a estimé que la chaîne de participations en litige avait comme objet principal, au sens et pour l'application des dispositions du 3 de l'article 119 ter du code général des impôts citées au point 2, de tirer avantage des dispositions du 1 de cet article relatives à l'exonération de la retenue à la source et que la société ne pouvait en conséquence bénéficier de cette exonération.

6. En troisième lieu, en rappelant que, eu égard aux faits énoncés au point 5, la distribution de dividendes du 30 juin 2008 de la société Eurotrade Juice avait pour principal objet de faire échapper cette distribution à la retenue à la source prévue par le 2 de l'article 119 bis du code général des impôts et en relevant qu'il n'était pas démontré que les sociétés interposées poursuivaient une activité économique réelle, la cour n'a pas entaché de dénaturation son appréciation souveraine des pièces du dossier qui lui était soumis. En en déduisant que ce montage revêtait un caractère artificiel visant à dissimuler le véritable bénéficiaire de ces distributions et que, par suite, la société requérante n'entrait pas dans les prévisions du point 5 de l'instruction du 10 mai 2007, la cour n'a pas méconnu les dispositions de l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales.

7. En quatrième lieu, aux termes de l'article 8 de la convention fiscale conclue entre la France et le Luxembourg le 1er avril 1958 dans sa rédaction issue de l'avenant du 8 septembre 1970 entré en vigueur le 15 novembre 1971 : " § 1. Les dividendes payés par une société qui a son domicile fiscal dans un Etat contractant à une personne qui a son domicile fiscal dans l'autre Etat contractant sont imposables dans cet autre Etat. / § 2. a) Toutefois, ces dividendes peuvent être imposés dans l'Etat contractant où la société qui paie les dividendes a son domicile fiscal, et selon la législation de cet Etat, mais l'impôt ainsi établi ne peut excéder : / 1. 5 p. cent du montant brut des dividendes si le bénéficiaire des dividendes est une société de capitaux qui détient directement au moins 25 p. cent du capital social de la société de capitaux qui distribue les dividendes (...) " ; aux termes du premier alinéa de l'article 10 bis de cette même convention : " Pour bénéficier des dispositions de l'article 8, paragraphes 2, 3 et 4, (...) la personne qui a son domicile fiscal dans un des Etats contractants doit produire aux autorités fiscales de l'autre Etat contractant une attestation, visée par les autorités fiscales du premier Etat, précisant les revenus pour lesquels le bénéfice des dispositions visées ci-dessus est demandé et certifiant que ces revenus (...) seront soumis aux impôts directs, dans les conditions du droit commun, dans l'Etat où elle a son domicile fiscal ".

8. Ni ces stipulations, qui sont antérieures à l'introduction d'une clause dite de bénéficiaire effectif dans l'article 10, intitulé " dividendes ", du modèle de convention fiscale concernant le revenu et la fortune établi par l'Organisation de coopération et de développement économiques, dans sa version adoptée par son conseil le 11 avril 1977, ni aucun des éléments relatifs au contexte ou au but dans lequel la convention précitée a été établie, ne s'opposent à ce que le bénéfice de l'application du taux réduit de retenue à la source qu'elles prévoient pour les revenus de dividendes payés à un résident de l'autre Etat partie à la convention soit subordonné à la condition que le résident en cause soit le bénéficiaire effectif de ces revenus.

9. La cour, qui a suffisamment motivé son arrêt, n'a pas méconnu ces stipulations en se référant aux motifs par lesquels elle a jugé que la chaîne de participations mise en place par M. A...était constitutive d'un montage artificiel visant à masquer le fait qu'il était le véritable bénéficiaire de la distribution litigieuse et en déduisant que le bénéficiaire réel de cette distribution était M.A..., et non la société luxembourgeoise Jolora, de sorte que la société Eurotrade Juice ne pouvait pas bénéficier du taux réduit de 5 % prévu par les stipulations de l'article 8 de la convention fiscale au titre de cette distribution.

10. En dernier lieu, si la société requérante soutient que la cour a méconnu les stipulations de l'article 43 du traité instituant la Communauté européenne en faisant application des dispositions du 3 de l'article 119 ter du code général des impôts, alors que ces dernières instituent une entrave à la liberté d'établissement, ce moyen, qui n'a pas été invoqué devant la cour, n'est pas né de l'arrêt attaqué et n'est pas d'ordre public. Par suite, il ne peut qu'être écarté.

11. Il résulte de ce qui précède que le pourvoi de la société Eurotrade Juice doit être rejeté, y compris ses conclusions présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


D E C I D E :
--------------
Article 1er : Le pourvoi de la société Eurotrade Juice est rejeté.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société par actions simplifiée Eurotrade Juice et au ministre de l'économie et des finances.