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Ariane Web: Conseil d'État 412408, lecture du 22 septembre 2017, ECLI:FR:CECHR:2017:412408.20170922

Décision n° 412408
22 septembre 2017
Conseil d'État

N° 412408
ECLI:FR:CECHR:2017:412408.20170922
Mentionné aux tables du recueil Lebon
10ème - 9ème chambres réunies
M. Vincent Villette, rapporteur
Mme Aurélie Bretonneau, rapporteur public
SCP CELICE, SOLTNER, TEXIDOR, PERIER, avocats


Lecture du vendredi 22 septembre 2017
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :


M. et Mme A...B..., à l'appui de leur appel contre le jugement n° 1400260 du 4 février 2016 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande tendant à la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de contributions sociales auxquelles ils ont été assujettis au titre de l'année 2007, ainsi que des pénalités correspondantes, ont produit deux mémoires, enregistrés le 22 novembre 2016 et le 12 mai 2017 au greffe de la cour administrative d'appel de Paris, en application de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, par lesquels ils soulèvent une question prioritaire de constitutionnalité.

Par une ordonnance n° 16PA01157 du 11 juillet 2017, enregistrée le 12 juillet 2017 au secrétariat du contentieux du Conseil, le président de la 5ème chambre de la cour administrative d'appel de Paris, avant qu'il soit statué sur la requête de M. et MmeB..., a décidé, par application des dispositions de l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, de transmettre au Conseil d'Etat la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution de l'article 150-0 B du code général des impôts, dans sa rédaction issue de la loi n° 99-1172 du 30 décembre 1999 de finances pour 2000, et de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- la directive 90/434/CEE du Conseil du 23 juillet 1990 ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- la loi n° 99-1172 du 30 décembre 1999 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Vincent Villette, auditeur,

- les conclusions de Mme Aurélie Bretonneau, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Célice, Soltner, Texidor, Perier, avocat de M. et Mme B...;



Considérant ce qui suit :

1. Il résulte des dispositions de l'article 23-4 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel que, lorsqu'une juridiction relevant du Conseil d'Etat a transmis à ce dernier, en application de l'article 23-2 de cette même ordonnance, la question de la conformité à la Constitution d'une disposition législative, le Conseil constitutionnel est saisi de cette question de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

2. D'une part, aux termes de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales, dans sa rédaction applicable au présent litige : " Afin d'en restituer le véritable caractère, l'administration est en droit d'écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d'un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, si ces actes n'avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. En cas de désaccord sur les rectifications notifiées sur le fondement du présent article, le litige est soumis, à la demande du contribuable, à l'avis du comité de l'abus de droit fiscal. L'administration peut également soumettre le litige à l'avis du comité. Si l'administration ne s'est pas conformée à l'avis du comité, elle doit apporter la preuve du bien-fondé de la rectification. Les avis rendus font l'objet d'un rapport annuel qui est rendu public ". Il résulte de ces dispositions que l'administration est fondée à écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable, dès lors que ces actes ont un caractère fictif, ou, que, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, s'il n'avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées, eu égard à sa situation ou à ses activités réelles.

3. D'autre part, en vertu de l'article 150-0 B du code général des impôts, les dispositions de l'article 150 A du code général des impôts relatives à l'imposition des plus-values de cession, " (...) ne sont pas applicables, au titre de l'année de l'échange des titres, aux plus-values réalisées dans le cadre d'une opération d'offre publique, de fusion, de scission, d'absorption d'un fonds commun de placement par une société d'investissement à capital variable, de conversion, de division, ou de regroupement, réalisée conformément à la réglementation en vigueur ou d'un apport de titres à une société soumise à l'impôt sur les sociétés. / (...) ".

4. Les requérants soutiennent que ces dispositions, telles qu'elles sont interprétées par une jurisprudence constante du Conseil d'Etat en vertu de laquelle le bénéfice du sursis d'imposition d'une plus-value réalisée par un contribuable lors de l'apport de titres à une société qu'il contrôle et qui a été suivi de leur cession par cette société est constitutif d'un abus de droit tel qu'il est défini à l'article L. 64 du livre des procédures fiscales s'il s'agit d'un montage ayant pour seule finalité de permettre au contribuable, en interposant une société, de disposer effectivement des liquidités obtenues lors de la cession de ces titres tout en restant détenteur des titres de la société reçus en échange lors de l'apport, et sauf à ce qu'il ressorte de l'ensemble de l'opération que cette société a, conformément à son objet, effectivement réinvesti le produit de ces cessions dans une activité économique, méconnaissent les principes d'égalité devant la loi et d'égalité devant les charges publiques, respectivement garantis par les articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

5. D'une part, le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit. D'autre part, en vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives. En particulier, pour assurer le respect du principe d'égalité, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose. Cette appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques garantie par l'article 13 de la Déclaration de 1789.

6. En premier lieu, il ressort des dispositions contestées de l'article 150-0 B du code général des impôts, éclairées par les travaux préparatoires de la loi du 30 décembre 1999 de finances pour 2000 dont elles sont issues, que le législateur a, en les adoptant, entendu faciliter les opérations de restructuration d'entreprises, en vue de favoriser la création et le développement de celles-ci, par l'octroi automatique d'un sursis d'imposition pour les plus-values résultant de certaines opérations qui ne dégagent pas de liquidités. L'opération par laquelle des titres d'une société sont apportés par un contribuable à une société qu'il contrôle, puis sont immédiatement cédés par cette dernière, répond à l'objectif économique ainsi poursuivi par le législateur, lorsque le produit de cession fait l'objet d'un réinvestissement, à bref délai, par cette société. En revanche, en l'absence de réinvestissement, une telle opération doit, en principe, être regardée comme poursuivant un but exclusivement fiscal dans la mesure où elle conduit, en différant l'imposition de la plus-value, à minorer l'assiette de l'année au titre de laquelle l'impôt est normalement dû à raison de la situation et des activités réelles du contribuable. Il en résulte que les dispositions litigieuses, ainsi interprétées, n'instituent pas une présomption irréfragable d'abus de droit.

7. En second lieu, l'article 8 de la directive 90/434/CEE du Conseil du 23 juillet 1990, concernant le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, apports d'actifs et échanges d'actions intéressant des sociétés d'Etats membres différents, depuis codifiée par la directive 2009/133/CE du Conseil du 19 octobre 2009 concernant le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, scissions partielles, apports d'actifs et échanges d'actions intéressant des sociétés d'États membres différents, ainsi qu'au transfert du siège statutaire d'une SE ou d'une SCE d'un État membre à un autre, prévoit que : " 1. L'attribution, à l'occasion d'une fusion, d'une scission ou d'un échange d'actions, de titres représentatifs du capital social de la société bénéficiaire ou acquérante à un associé de la société apporteuse ou acquise, en échange de titres représentatifs du capital social de cette dernière société, ne doit, par elle-même, entraîner aucune imposition sur le revenu, les bénéfices ou les plus-values de cet associé ". Aux termes de son article 11, repris en substance à l'article 15 de la directive du 19 octobre 2009 : " Un État membre peut refuser d'appliquer tout ou partie des dispositions des titres II, III et IV ou en retirer le bénéfice lorsque l'opération de fusion, de scission, d'apport d'actifs ou d'échange d'actions: / a) a comme objectif principal ou comme un de ses objectifs principaux la fraude ou l'évasion fiscales; le fait qu'une des opérations visées à l'article 1er n'est pas effectuée pour des motifs économiques valables, tels que la restructuration ou la rationalisation des activités des sociétés participant à l'opération, peut constituer une présomption que cette opération a comme objectif principal ou comme un de ses objectifs principaux la fraude ou l'évasion fiscales ; ".

8. Les requérants soutiennent que l'article 150-0 B du code général des impôts doit être regardé comme assurant la transposition de cet article 8 de la directive du 23 juillet 1990, sans que le législateur ait, à cette occasion, entendu traiter différemment les situations, concernant uniquement des sociétés françaises, qui sont hors du champ de cette directive, et celles qui, concernant des sociétés d'Etats membres, sont seules dans son champ. Ils font valoir que la combinaison des articles 150-0 B du code général des impôts et L. 64 du livre des procédures fiscales, telle qu'interprétés par la jurisprudence constante du Conseil d'Etat, méconnaîtrait les exigences fixées par cette directive. Ils soutiennent que cette interprétation ne peut être légalement appliquée qu'aux situations concernant uniquement des sociétés françaises, qui sont hors du champ de cette directive, et que le juge, saisi de moyens en ce sens, doit en écarter l'application lorsque sont en cause des sociétés d'Etats membres différents. Ils en déduisent qu'en l'absence de différence de situation entre ces sociétés au regard de l'objet de ce régime fiscal, les dispositions litigieuses ainsi interprétées méconnaissent les principes d'égalité devant la loi et devant les charges publiques.

9. Toutefois, il ne résulte ni des dispositions précitées de la directive, ni de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, que, pour les situations qui sont dans le champ de cette directive, un montage ayant pour seule finalité de permettre au contribuable, en interposant une société, de disposer effectivement des liquidités obtenues lors de la cession de ces titres tout en restant détenteur des titres de la société reçus en échange lors de l'apport ne constitue pas un cas dans lequel les Etats membres peuvent refuser d'appliquer le bénéfice des dispositions de la directive au motif que cette opération, qui n'est pas effectuée pour des motifs économiques valables, a pour objectif principal la fraude ou l'évasion fiscales.

10. Il résulte de ce qui précède que ne peut, en tout état de cause, être sérieusement soutenu que les dispositions litigieuses ainsi interprétées et exposées au point 6 méconnaîtraient les principes d'égalité devant la loi fiscale et d'égalité devant les charges publiques.

11. Enfin, il ne peut davantage être sérieusement soutenu que l'interprétation donnée au point 6 des dispositions combinées des articles 150-0 B du code général des impôts et L. 64 du livre des procédures fiscales a porté atteinte à une situation légalement acquise. Par ailleurs, la sanction, sur le fondement des dispositions de l'article 1729 du code général des impôts, de l'abus de droit résultant de cette interprétation ne pose pas une question sérieuse de constitutionnalité au regard du principe de légalité des délits et des peines garanti par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789

12. Il résulte de tout ce qui précède qu'il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée.



D E C I D E :
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. et MmeB....

Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. et Mme A...B..., au Premier ministre et au ministre de l'action et des comptes publics.
Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel et à la cour administrative d'appel de Paris.


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