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Ariane Web: Conseil d'État 410280, lecture du 17 janvier 2018, ECLI:FR:CECHR:2018:410280.20180117

Décision n° 410280
17 janvier 2018
Conseil d'État

N° 410280
ECLI:FR:CECHR:2018:410280.20180117
Inédit au recueil Lebon
2ème - 7ème chambres réunies
M. Clément Malverti, rapporteur
M. Guillaume Odinet, rapporteur public


Lecture du mercredi 17 janvier 2018
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 4 mai et 28 novembre 2017 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association La Cimade, la Fédération des acteurs de la solidarité, l'association Dom'Asile, le Groupe d'information et soutien des immigrés et l'association groupe accueil et solidarité demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2017-430 du 29 mars 2017 portant diverses dispositions relatives à l'allocation pour demandeur d'asile ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la directive n° 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 2015-925 du 29 juillet 2015 ;
- le code de justice administrative ;




Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Clément Malverti, auditeur,

- les conclusions de M. Guillaume Odinet, rapporteur public,

Vu la note en délibéré, enregistrée le 22 décembre 2017, présentée par le ministre de l'intérieur ;



1. Considérant qu'aux termes de l'article L. 744-9 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, créé par l'article 23 de la loi du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d'asile : " Le demandeur d'asile qui a accepté les conditions matérielles d'accueil proposées en application de l'article L. 744-1 bénéficie d'une allocation pour demandeur d'asile s'il satisfait à des conditions d'âge et de ressources. L'Office français de l'immigration et de l'intégration ordonne son versement dans l'attente de la décision définitive lui accordant ou lui refusant une protection au titre de l'asile ou jusqu'à son transfert effectif vers un autre Etat responsable de l'examen de sa demande d'asile (...) / Un décret définit le barème de l'allocation pour demandeur d'asile, en prenant en compte les ressources de l'intéressé, son mode d'hébergement et, le cas échéant, les prestations offertes par son lieu d'hébergement. Le barème de l'allocation pour demandeur d'asile prend en compte le nombre d'adultes et d'enfants composant la famille du demandeur d'asile et accompagnant celui-ci. / Ce décret précise, en outre, les modalités de versement de l'allocation pour demandeur d'asile " ; que l'article D. 744-26 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile prévoit que " l'allocation pour demandeur d'asile est composée d'un montant forfaitaire, dont le niveau varie en fonction du nombre de personnes composant le foyer, et, le cas échéant, d'un montant additionnel dans le cas où le demandeur d'asile n'est pas hébergé " ; que l'annexe 7-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans sa version issue du décret du 21 octobre 2015, prévoyait qu'" un montant journalier additionnel de 4,20 ? est versé à chaque demandeur d'asile adulte ayant accepté l'offre de prise en charge, auquel aucune place d'hébergement ne peut être proposée dans un des lieux mentionnés à l'article L. 744-3 et qui n'est pas hébergé en application des dispositions de l'article L. 345-2-2 du code de l'action sociale et des familles " ; que le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a, par une décision du 23 décembre 2016, annulé ces dispositions en tant qu'elles ne fixaient pas un montant journalier additionnel suffisant pour permettre aux demandeurs d'asile adultes ayant accepté une offre de prise en charge et auxquels aucune place d'hébergement ne peut être proposée de disposer d'un logement sur le marché privé de la location ;

2. Considérant qu'à la suite de cette décision, par un décret du 29 mars 2017, le Premier ministre a, en premier lieu, introduit la possibilité pour l'Office français de l'immigration et de l'intégration de refuser le versement de l'allocation en cas de fraude et de retirer le versement du montant additionnel en cas de déclarations mensongères relatives à l'hébergement, en deuxième lieu, prévu le versement de l'allocation dans la collectivité territoriale de Saint-Barthélemy, en troisième lieu, réduit le montant de l'allocation à Saint-Martin et en Guyane, en quatrième lieu, augmenté le montant additionnel de l'allocation qui est passé de 4,20 à 5,40 euros par jour et par personne adulte, en cinquième lieu, fixé le montant additionnel applicable à Saint-Martin et en Guyane ; que l'association La Cimade, la Fédération des acteurs de la solidarité, l'association Dom'Asile, le Groupe d'information et soutien des immigrés et l'association groupe accueil et solidarité demandent l'annulation pour excès de pouvoir de ce décret ;

En ce qui concerne la légalité du décret attaqué :

3. Considérant, en premier lieu, qu'il est toujours loisible à l'administration, même en l'absence de texte l'y autorisant expressément et sans qu'y fassent obstacle les termes de la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013, de rejeter une demande entachée de fraude ; que, par suite, les associations requérantes ne sont pas fondées à soutenir que le décret qu'elles attaquent, qui prévoit la possibilité de refuser ou de retirer le bénéfice de l'allocation pour demandeur d'asile en cas de fraude, notamment lorsque le demandeur d'asile a fourni des informations mensongères relatives à son domicile ou ses modalités d'hébergement, est entaché d'incompétence et méconnaît les objectifs de la directive du 26 juin 2013 ou les dispositions de l'article L. 744-8 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;

4. Considérant, en deuxième lieu, que le décret attaqué fixe le montant de l'allocation pour demandeur d'asile applicable en Guyane et à Saint-Martin à un niveau inférieur au montant versé sur le reste du territoire français ; que si les associations requérantes soutiennent que rien ne justifie que le montant de l'allocation versé en Guyane soit plus faible que celui versé sur le territoire de la France métropolitaine dès lors que les prix en Guyane sont plus élevés qu'en métropole, cette circonstance ne permet pas, à elle seule, d'établir que le montant de l'allocation versé en Guyane méconnaîtrait les objectifs de la directive du 26 juin 2013 ;

5. Considérant, en troisième lieu, qu'aux termes de l'article 17 de la directive 2013/33/UE du 26 juin 2013 : " (...) 2. Les États membres font en sorte que les mesures relatives aux conditions matérielles d'accueil assurent aux demandeurs un niveau de vie adéquat qui garantisse leur subsistance et protège leur santé physique et mentale. (...) / 5. Lorsque les États membres octroient les conditions matérielles d'accueil sous forme d'allocations financières ou de bons, le montant de ceux-ci est fixé en fonction du ou des niveaux établis dans l'État membre concerné, soit par le droit, soit par la pratique, pour garantir un niveau de vie adéquat à ses ressortissants " ; qu'il résulte de ces dispositions que lorsqu'un Etat membre n'est pas en mesure d'offrir à un demandeur d'asile une solution d'hébergement en nature, il doit lui verser une allocation financière d'un montant suffisant pour lui permettre de disposer d'un logement sur le marché privé de la location ;

6. Considérant que le deuxième alinéa du I de l'annexe 7-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, issu de l'article 6 du décret attaqué, prévoit qu'" un montant journalier additionnel de 5,40 ? est versé à chaque demandeur d'asile adulte ayant accepté l'offre de prise en charge, auquel aucune place d'hébergement ne peut être proposée dans un des lieux mentionnés à l'article L. 744-3 et qui n'est pas hébergé en application des dispositions de l'article L. 345-2-2 du code de l'action sociale et des familles " ; que si le ministre, en défense, se prévaut de données relatives au coût du logement dans certaines zones, il ressort des pièces du dossier que dans la plupart des grandes agglomérations où se concentrent d'ailleurs les demandes d'asile, le montant additionnel de 5,40 euros prévu par le décret attaqué demeure manifestement insuffisant pour permettre à un demandeur d'asile de disposer d'un logement sur le marché privé de la location ; que, par suite, les associations requérantes sont fondées à soutenir que le décret du 29 mars 2017 n'a pas fixé un montant additionnel suffisant pour permettre aux demandeurs d'asile à qui aucune solution d'hébergement en nature n'est proposée de disposer d'un logement sur le marché privé de la location ;

7. Considérant, enfin, que, par la décision du 23 décembre 2016, rectifiée par une ordonnance du 16 janvier 2017, notifiée au Premier ministre le 17 janvier, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a annulé le décret du 21 octobre 2015 en tant que son article 2 ne fixait pas, au dernier alinéa de l'annexe 7-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, un montant journalier additionnel suffisant pour permettre aux demandeurs d'asile adultes ayant accepté une offre de prise en charge et auxquels aucune place d'hébergement ne peut être proposée de disposer d'un logement sur le marché privé de la location et a enjoint au Premier ministre de fixer, dans un délai de deux mois à compter de la notification de la décision, un montant additionnel suffisant ; qu'il appartenait ainsi au Premier ministre, en exécution de la décision du Conseil d'Etat, de prendre un décret prenant effet au 17 mars 2017 ; que les associations requérantes sont, par suite, fondées à soutenir que l'article 7 du décret attaqué du 29 mars 2017, qui prévoit que les dispositions de ce décret entrent en vigueur non le 17 mars mais le 1er avril 2017, est dans cette mesure entaché d'illégalité ;

En ce qui concerne les conséquences de l'illégalité du décret attaqué :

8. Considérant que l'annulation d'un acte administratif implique en principe que cet acte est réputé n'être jamais intervenu ; que toutefois, s'il apparaît que cet effet rétroactif de l'annulation est de nature à emporter des conséquences manifestement excessives en raison tant des effets que cet acte a produits et des situations qui ont pu se constituer lorsqu'il était en vigueur, que de l'intérêt général pouvant s'attacher à un maintien temporaire de ses effets, il appartient au juge administratif - après avoir recueilli sur ce point les observations des parties et examiné l'ensemble des moyens, d'ordre public ou invoqués devant lui, pouvant affecter la légalité de l'acte en cause - de prendre en considération, d'une part, les conséquences de la rétroactivité de l'annulation pour les divers intérêts publics ou privés en présence et, d'autre part, les inconvénients que présenterait, au regard du principe de légalité et du droit des justiciables à un recours effectif, une limitation dans le temps des effets de l'annulation ; qu'il lui revient d'apprécier, en rapprochant ces éléments, s'ils peuvent justifier qu'il soit dérogé au principe de l'effet rétroactif des annulations contentieuses et, dans l'affirmative, de prévoir dans sa décision d'annulation que, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de sa décision prononçant l'annulation contre les actes pris sur le fondement de l'acte en cause, tout ou partie des effets de cet acte antérieurs à son annulation devront être regardés comme définitifs ou même, le cas échéant, que l'annulation ne prendra effet qu'à une date ultérieure qu'il détermine ; que s'agissant d'une annulation résultant d'une méconnaissance du droit de l'Union européenne, cette faculté ne peut être utilisée qu'à titre exceptionnel et en présence d'une nécessité impérieuse ;

9. Considérant que, compte tenu des effets excessifs qu'aurait l'annulation rétroactive des dispositions du dernier alinéa du I de l'annexe 7-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, résultant du décret attaqué, des risques qu'elle comporterait pour la situation des demandeurs d'asile qui perçoivent le montant journalier additionnel déterminé par ces dispositions, lorsqu'ils ne peuvent être hébergés alors qu'ils ont accepté l'offre de prise en charge qui leur a été faite, et des difficultés administratives particulières qui s'attacheraient à la régularisation rétroactive de versements effectués pour des périodes passées, il y a lieu de n'annuler le décret attaqué qu'en tant qu'il n'a pas fixé, au dernier alinéa de l'annexe 7-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, un montant journalier additionnel suffisant pour permettre aux demandeurs d'asile adultes ayant accepté une offre de prise en charge et auxquels aucune place d'hébergement ne peut être proposée de disposer d'un logement sur le marché privé de la location et en tant que sa date d'entrée en vigueur a été fixée au 1er avril 2017, de décider que, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la présente décision, l'annulation du 2° de l'article 6 de ce décret prendra effet au 1er juin 2018 et de réputer définitifs les effets produits par l'ensemble des dispositions annulées avant le 1er juin 2018 ;

En ce qui concerne les conclusions des associations requérantes présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

10. Considérant qu'il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions de l'association La Cimade et autres présentées sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;


D E C I D E :
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Article 1er : Le 2° de l'article 6 du décret du 29 mars 2017 est annulé en tant qu'il ne fixe pas au dernier alinéa de l'annexe 7-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile un montant journalier additionnel suffisant pour permettre aux demandeurs d'asile adultes ayant accepté une offre de prise en charge et auxquels aucune place d'hébergement ne peut être proposée de disposer d'un logement sur le marché privé de la location.
Article 2 : L'article 7 du décret du 29 mars 2017 est annulé en tant qu'il fixe au 1er avril et non au 17 mars 2017 la date d'entrée en vigueur de ce décret. Sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la présente décision, les effets produits avant le 1er avril 2017 par cet article sont définitifs.

Article 3 : Sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la présente décision, l'annulation prononcée à l'article 1er de la présente décision prendra effet au 1er juin 2018. Les effets produits avant cette date par les dispositions annulées du 2° de l'article 6 du décret du 29 mars 2017 sont définitifs.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 5 : La présente décision sera notifiée à l'association La Cimade, à la Fédération des acteurs de la solidarité, à l'association Dom'Asile, au Groupe d'information et soutien des immigrés, à l'association groupe accueil et solidarité, au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur et au Premier ministre.



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