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Ariane Web: Conseil d'État 403101, lecture du 29 janvier 2018, ECLI:FR:CECHR:2018:403101.20180129

Décision n° 403101
29 janvier 2018
Conseil d'État

N° 403101
ECLI:FR:CECHR:2018:403101.20180129
Publié au recueil Lebon
6ème et 5ème chambres réunies
M. Jean-Baptiste de Froment, rapporteur
M. Louis Dutheillet de Lamothe, rapporteur public
SCP BORE, SALVE DE BRUNETON, MEGRET ; SCP MASSE-DESSEN, THOUVENIN, COUDRAY, avocats


Lecture du lundi 29 janvier 2018
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu les procédures suivantes :

1° Par une requête et un mémoire complémentaire, enregistrés les 2 septembre et 30 novembre 2016 sous le n° 403101, l'association La Conférence des Bâtonniers et M. B...C...demandent au Conseil d'Etat d'annuler pour excès de pouvoir la décision à caractère normatif n° 2016-001 des 1er et 2 juillet 2016 par laquelle l'assemblée générale du Conseil national des barreaux a modifié l'article 15.2.2 du règlement intérieur national de la profession d'avocat.


2° Par une requête et un mémoire complémentaire, enregistrés les 16 novembre et 23 décembre 2016 sous le n° 405090, l'ordre des avocats au barreau de Rouen demande au Conseil d'Etat :

1) d'annuler pour excès de pouvoir la même décision que celle mentionnée sous le n° 403101, ainsi que la décision du 16 septembre 2016 par laquelle le Conseil national des barreaux a rejeté son recours gracieux dirigé contre la décision litigieuse ;

2) de mettre à la charge du Conseil national des barreaux la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


....................................................................................

3° Par une requête enregistrée le 1er décembre 2016 sous le n° 405561, le syndicat Manifeste des avocats collaborateurs et M. A...D...demandent au Conseil d'Etat d'annuler pour excès de pouvoir la même décision que celle mentionnée sous le n° 403101, ainsi que la décision du 16 septembre 2016 par laquelle le Conseil national des barreaux a rejeté son recours gracieux contre la décision litigieuse.


....................................................................................

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 ;
- le décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 ;
- le décret n° 2005-790 du 12 juillet 2005 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Jean-Baptiste de Froment, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Louis Dutheillet de Lamothe, rapporteur public.

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Boré, Salve de Bruneton, Mégret, avocat de l'association La Conférence des Bâtonniers et autres, et à la SCP Masse-Dessen, Thouvenin, Coudray, avocat du Conseil national des barreaux.



1. Considérant que les requêtes nos 403101, 405090 et 405561 sont dirigées contre la même décision du Conseil national des barreaux ; qu'il y a lieu de les joindre pour statuer par une même décision ;

Sur les interventions :

2. Considérant que les ordres des avocats aux barreaux respectivement de Toulouse, de Colmar, du Jura, de Rennes, de Saint-Brieuc, d'Epinal, de la Rochelle-Rochefort, de Meaux, de Dunkerque, de Chalon-sur-Saône, de Coutances-Avranches, d'Agen, du Havre, de Tours, de Melun, de Bayonne, de Clermont-Ferrand, de Valence, de Poitiers, de Montpellier, de Versailles, de Bourgoin-Jallieu, de l'Eure, de Moulins, de Nantes, de la Charente, d'Arras, de Montluçon, de Cambrai, de Bourges, de Douai, de Lorient, de Chartres, de l'Essonne, de Béthune et de Saint-Pierre (Réunion) de Brest, de Thionville, de Fontainebleau, de Saint-Nazaire, d' Amiens, de Saintes, de Laval, d'Orléans, de Saint-Etienne, de Dijon, de Limoges, de Bonneville et des pays du Mont-Blanc et de Cherbourg justifient d'un intérêt suffisant à l'annulation de la décision attaquée ; qu'ainsi leurs interventions sont recevables ;

Sur la légalité de la décision attaquée :

3. Considérant que, par une décision des 1er et 2 juillet 2016, le Conseil national des barreaux a modifié l'article 15.2.2 du règlement intérieur national de la profession d'avocat, qui dispose désormais que : " L'ouverture d'un ou plusieurs bureaux secondaires est licite en France et à l'étranger, sous réserve des dispositions de l'article 8-2 de la loi du 31 décembre 1971 modifiée. / Le bureau secondaire, qui peut être situé dans les locaux d'une entreprise, doit répondre aux conditions générales du domicile professionnel et correspondre à un exercice effectif et aux règles de la profession notamment en ce qui concerne le secret professionnel. L'entreprise au sein de laquelle le cabinet est situé ne doit pas exercer une activité s'inscrivant dans le cadre d'une interprofessionnalité avec un avocat. " ; que les modifications ainsi apportées ont consisté à permettre qu'un bureau secondaire soit situé dans les locaux d'une entreprise ;

4. Considérant que l'article 53 de la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques dispose que : " Dans le respect de l'indépendance de l'avocat, de l'autonomie des conseils de l'ordre et du caractère libéral de la profession, des décrets en Conseil d'Etat fixent les conditions d'application du présent titre. / (...) " ; que l'article 21-1 de la même loi, dans sa rédaction issue de la loi du 11 février 2004, dispose que : " Le Conseil national des barreaux, établissement d'utilité publique doté de la personnalité morale, est chargé de représenter la profession d'avocat notamment auprès des pouvoirs publics. Dans le respect des dispositions législatives et réglementaires en vigueur, le Conseil national des barreaux unifie par voie de dispositions générales les règles et usages de la profession d'avocat " ; qu'aux termes enfin de l'article 17 de la même loi, le conseil de l'ordre de chaque barreau a pour attribution : " (...) de traiter toutes questions intéressant l'exercice de la profession et de veiller à l'observation des devoirs des avocats ainsi qu'à la protection de leurs droits (...) " et a pour tâches, notamment : " 1° D'arrêter et, s'il y a lieu, de modifier les dispositions du règlement intérieur (...) ; 10° D'assurer dans son ressort l'exécution des décisions prises par le Conseil national des barreaux " ;

5. Considérant qu'il résulte des dispositions citées au point 4 que le Conseil national des barreaux est investi par la loi d'un pouvoir réglementaire, qui s'exerce en vue d'unifier les règles et usages des barreaux et dans le cadre des lois et règlements qui régissent la profession ; que ce pouvoir trouve cependant sa limite dans les droits et libertés qui appartiennent aux avocats et dans les règles essentielles de l'exercice de la profession ; que le Conseil national des barreaux ne peut légalement fixer des prescriptions nouvelles qui mettraient en cause la liberté d'exercice de la profession d'avocat ou les règles essentielles qui la régissent et qui n'auraient aucun fondement dans les règles législatives ou dans celles fixées par les décrets en Conseil d'Etat prévus par l'article 53 de la loi du 31 décembre 1971, ou ne seraient pas une conséquence nécessaire d'une règle figurant au nombre des traditions de la profession ;

6. Considérant qu'il résulte par ailleurs de l'article 5 de la loi du 31 décembre 1971 précitée que l'exigence d'une domiciliation professionnelle est au nombre des conditions d'exercice de la profession d'avocat, celle-ci pouvant comprendre, en vertu de l'article 8-1 de la loi, " un ou plusieurs bureaux secondaires " ; que l'article 165 du décret du 27 novembre 1991 organisant la profession d'avocat précise que le domicile professionnel doit être fixé dans le ressort du tribunal de grande instance auprès duquel l'avocat est établi ; qu'aux termes de l'article 15.2.1 du règlement intérieur national de la profession d'avocat, " Le bureau secondaire est une installation professionnelle permanente distincte du cabinet principal " ; que, pour l'application de ces dispositions, l'avocat doit justifier d'une domiciliation effective et suffisamment stable permettant un exercice professionnel conforme aux principes essentiels et usages de son état et de nature à garantir le respect des exigences déontologiques de dignité, d'indépendance et de secret professionnel et la sécurité des notifications opérées par les juridictions ;

7. Considérant que les dispositions attaquées du règlement intérieur national de la profession d'avocat, citées au point 3, ont pour objet de permettre à un avocat exerçant à titre individuel ou à une entité prévue à l'article 7 de la loi du 31 décembre 1971 formée pour l'exercice de la profession d'avocat de domicilier de façon permanente et effective une partie de son activité dans les locaux d'une entreprise, qui peut être sa cliente ; qu'elles permettent l'exercice de la profession dans des conditions qui ne correspondent pas à des règles et usages des barreaux et doivent ainsi être regardées comme instituant des règles nouvelles ; que, d'une part, ces modifications de l'article 15.2.2. auxquelles a procédé la décision litigieuse n'ont pas de fondement dans les règles législatives ou réglementaires fixées par les décrets en Conseil d'Etat prévus par l'article 53 de la loi du 31 décembre 1971 et ne peuvent être regardées comme une conséquence nécessaire d'une règle figurant au nombre des traditions de la profession ; que, d'autre part, ces conditions d'exercice sont susceptibles de placer les avocats concernés dans une situation de dépendance matérielle et fonctionnelle vis-à-vis de l'entreprise qui les héberge et mettent ainsi en cause les règles essentielles régissant la profession d'avocat d'indépendance et de respect du secret professionnel ; que, par suite, elles ne sont pas au nombre de celles que le Conseil national des barreaux était compétent pour édicter ;

8. Considérant qu'il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête, que la décision contestée des 1er et 2 juillet 2016 du Conseil national des barreaux doit être annulée en tant que, en son article 1er, elle modifie le troisième alinéa de l'article 15.2.2 du règlement intérieur national de la profession d'avocat pour autoriser les avocats à installer un bureau secondaire dans les locaux d'une entreprise ainsi que le rejet du recours gracieux contre cette décision.

Sur les conclusions de l'ordre des avocats au barreau de Rouen présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

9. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du Conseil national des barreaux la somme de 3 000 euros à verser à l'ordre des avocats au barreau de Rouen au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;



D E C I D E :
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Article 1er : Les interventions des ordres des avocats aux barreaux respectivement de Toulouse, de Colmar, du Jura, de Rennes, de Saint-Brieuc, d'Epinal, de la Rochelle-Rochefort, de Meaux, de Dunkerque, de Chalon-sur-Saône, de Coutances-Avranches, d'Agen, du Havre, de Tours, de Melun, de Bayonne, de Clermont-Ferrand, de Valence, de Poitiers, de Montpellier, de Versailles, de Bourgoin-Jallieu, de l'Eure, de Moulins, de Nantes, de la Charente, d'Arras, de Montluçon, de Cambrai, de Bourges, de Douai, de Lorient, de Chartres, de l'Essonne, de Béthune et de Saint-Pierre (Réunion) ) de Brest, de Thionville, de Fontainebleau, de Saint-Nazaire, d'Amiens, de Saintes, de Laval, d'Orléans, de Saint-Etienne, de Dijon, de Limoges, de Bonneville et des pays du Mont-Blanc et de Cherbourg sont admises.

Article 2 : L'article 1er de la décision des 1er et 2 juillet 2016 du Conseil national des barreaux est annulée en tant qu'il modifie les dispositions de l'article 15.2.2 du règlement intérieur national de la profession d'avocat.

Article 3 : Le Conseil national des barreaux versera à l'ordre des avocats au barreau de Rouen la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à la Conférence des bâtonniers, aux ordres des avocats aux barreaux de Rouen, de Toulouse et de Brest, au syndicat Manifeste des avocats collaborateurs et au Conseil national des barreaux. Les autres requérants et intervenants seront informés de la présente décision par la SCP Boré et Salve de Bruneton, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, qui les représente devant le Conseil d'Etat.



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