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Ariane Web: Conseil d'État 410678, lecture du 21 février 2018, ECLI:FR:CECHR:2018:410678.20180221

Décision n° 410678
21 février 2018
Conseil d'État

N° 410678
ECLI:FR:CECHR:2018:410678.20180221
Mentionné aux tables du recueil Lebon
10ème - 9ème chambres réunies
Mme Isabelle Lemesle, rapporteur
M. Edouard Crépey, rapporteur public
SCP ZRIBI, TEXIER ; SCP DE NERVO, POUPET, avocats


Lecture du mercredi 21 février 2018
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par un jugement n° 1601929 du 30 mars 2017, le tribunal administratif de Lyon a annulé pour excès de pouvoir la décision du directeur territorial Rhône-Alpes de l'Office national des forêts (ONF) du 5 février 2016 rejetant la demande de communication de l'ensemble des documents et correspondances, courriers et courriels échangés entre cet établissement public et les porteurs du projet de complexe touristique dit " Center Parcs " à Roybon (Isère) et se rapportant aux mesures prévues pour compenser la destruction de zones humides, présentée par l'association Union régionale Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature (FRAPNA) et enjoint à l'ONF de procéder à cette communication dans les quatre mois suivant la notification de son jugement, après occultation des données couvertes par le secret en matière commerciale et industrielle et de celles pouvant porter atteinte à la vie privée de toute personne physique impliquée dans ce projet.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 19 mai 2017, 21 août 2017 et 30 janvier 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'ONF demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) subsidiairement, de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne ;

3°) de mettre à la charge de l'Union régionale FRAPNA la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et ses articles 61-1 et 88-1;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, notamment son article 267 ;
- la directive 2003/4/CE du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2003 ;
- le code de l'environnement, notamment son article L. 124-3 ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- le code forestier ;
- la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 ;
- la loi n° 2005-1319 du 26 octobre 2005 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- l'arrêt de la Cour de justice de l'Union Européenne du 19 décembre 2013 Fish Legal, Emily Shirley contre Information Commissionner (C-279/12) ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Isabelle Lemesle, conseiller d'Etat,

- les conclusions de M. Edouard Crépey, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP de Nervo, Poupet, avocat de l'Office national des forêts et à la SCP Zribi et Texier, avocat de l'Union régionale Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 14 février 2018, présentée par l'Office national des forêts ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par une décision du 3 novembre 2015, le directeur territorial Rhône-Alpes de l'Office national des forêts (ONF) a rejeté la demande de l'association Union régionale Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature (FRAPNA) tendant à la communication de l'ensemble des documents et correspondances, courriers et courriels se rapportant aux mesures prévues, dans le cadre du complexe touristique dit " Center Parcs " à Roybon (Isère), pour compenser la destruction de zones humides, échangés notamment avec la société " Pierre et Vacances " par l'ONF, en qualité de prestataire de service de cette société. L'Union régionale FRAPNA a alors saisi la commission d'accès aux documents administratifs (CADA) qui, le 17 décembre 2015, a émis un avis favorable à cette communication, sous réserve de l'occultation préalable des éventuelles mentions dont la divulgation porterait atteinte aux intérêts mentionnés à l'article 6 de la loi du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d'amélioration des relations entre l'administration et le public et diverses dispositions d'ordre administratif, social et fiscal, alors en vigueur, en application et dans les limites prévues par le 1°) du I de l'article L. 124-4 du code de l'environnement, en particulier le secret industriel et commercial et la protection de la vie privée de tiers éventuels. Le silence gardé par l'ONF à la suite de cet avis a fait naître une décision implicite de refus de communication le 10 janvier 2016, en application des dispositions de l'article R. 343-4 et R. 343-5 du code des relations entre le public et l'administration, confirmée par une décision du 5 février 2016 du directeur territorial Rhône-Alpes de l'Office national des forêts (ONF).

2. L'ONF se pourvoit en cassation contre le jugement du 30 mars 2017 par lequel le tribunal administratif de Lyon a annulé pour excès de pouvoir cette décision du 5 février 2016 et enjoint à l'ONF, dans un délai de quatre mois à compter de la notification de ce jugement, de procéder à la communication des documents demandés, selon les modalités définies à l'article L. 311-9 du code des relations entre le public et l'administration, sous réserve que soient occultées les données couvertes par le secret en matière industrielle et commerciale et celles pouvant porter atteinte à la vie privée de toute personne physique impliquée dans ce projet. A l'appui de son pourvoi en cassation contre ce jugement, l'ONF soulève une question prioritaire de constitutionnalité tirée de la méconnaissance par les dispositions de l'article L. 124-3 du code de l'environnement du principe d'égalité devant la loi, de la liberté d'entreprendre et de la liberté contractuelle garantis par les articles 4 et 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

3. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé, y compris pour la première fois en cassation, à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

4. Aux termes de l'article 88-1 de la Constitution : " La République participe à l'Union européenne constituée d'États qui ont choisi librement d'exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l'Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, tels qu'ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ". En l'absence de mise en cause d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, le Conseil constitutionnel juge qu'il n'est pas compétent pour contrôler la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d'une directive de l'Union européenne et qu'en ce cas, il n'appartient qu'au juge de l'Union européenne, saisi le cas échéant à titre préjudiciel, de contrôler le respect par cette directive des droits fondamentaux garantis par l'article 6 du traité sur l'Union européenne.

5. En l'absence de mise en cause, à l'occasion d'une question prioritaire de constitutionnalité soulevée sur des dispositions législatives se bornant à tirer les conséquences nécessaires de dispositions précises et inconditionnelles d'une directive de l'Union européenne, d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, une telle question n'est pas au nombre de celles qu'il appartient au Conseil d'Etat de transmettre au Conseil constitutionnel sur le fondement de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.

6. D'une part, aux termes de l'article 3 de la directive 2003/4/CE du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2003 concernant l'accès du public à l'information en matière d'environnement relatif à l'accès sur demande aux informations environnementales : " 1. Les États membres veillent à ce que les autorités publiques soient tenues, conformément à la présente directive, de mettre à la disposition de tout demandeur, et sans que celui-ci soit obligé de faire valoir un intérêt, les informations environnementales qu'elles détiennent ou qui sont détenues pour leur compte (...) ". L'article 2 précise qu'aux fins de cette directive, on entend par : " 2° " autorité publique " : / a) le gouvernement ou toute autre administration publique, y compris les organes consultatifs publics, au niveau national, régional ou local ;/ b) toute personne physique ou morale qui exerce, en vertu du droit interne, des fonctions administratives publiques, y compris des tâches, activités ou services spécifiques en rapport avec l'environnement, et / c) toute personne physique ou morale ayant des responsabilités ou des fonctions publiques, ou fournissant des services publics, en rapport avec l'environnement, sous le contrôle d'un organe ou d'une personne visé(e) au point a) ou b) (...) ". Dans son arrêt de grande chambre du 19 décembre 2013 Fish Legal, Emily Shirley contre Information Commissionner (C-279/12), la Cour de justice de l'Union Européenne a dit pour droit que seules les personnes relevant de l'article 2, point 2, sous c) de cette directive se trouvant sous le contrôle d'un organe ou d'une personne visé à l'article 2, point 2, sous a) ou b) voyaient leur obligation de fournir les informations environnementales qu'elles détiennent limitée à celles se rapportant au service public dans le domaine de l'environnement dont elles ont la charge.

7. D'autre part, les dispositions, applicables au litige, de l'article L. 124-3 du code de l'environnement qui disposent, dans leur rédaction issue de l'article 2 de la loi du 26 octobre 2005, que : "Toute personne qui en fait la demande reçoit communication des informations relatives à l'environnement détenues par :/ 1° L'Etat, les collectivités territoriales et leurs groupements, les établissements publics ; / 2° Les personnes chargées d'une mission de service public en rapport avec l'environnement, dans la mesure où ces informations concernent l'exercice de cette mission./Les organismes ou institutions agissant dans l'exercice de pouvoirs juridictionnels ou législatifs ne sont pas soumis aux dispositions du présent chapitre " se bornent à assurer la transposition en droit interne des dispositions inconditionnelles et précises des articles 2 et 3 de la directive du 28 janvier 2003 précités, telles qu'interprétées par la Cour de justice de l'Union européenne.

8. Enfin, la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par l'ONF, laquelle invoque le principe d'égalité devant la loi, la liberté d'entreprendre et la liberté contractuelle garantis par les articles 4 et 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ne met en cause aucune règle ni aucun principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France.

9. Il s'ensuit qu'il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée.

Sur les autres moyens du pourvoi :

10. L'Office national des forêts est un établissement public national à caractère industriel et commercial placé sous la tutelle de l'Etat, ainsi que le prévoit l'article L. 221-1 du code forestier. Il relève dès lors du 1°) de l'article L. 124-3 du code de l'environnement cité au point 7 de la présente décision. En jugeant, pour annuler le refus litigieux, qu'il en résultait qu'il était tenu de communiquer l'ensemble des informations relatives à l'environnement qu'il détenait, y compris celles résultant de ses activités commerciales, le tribunal administratif n'a pas commis d'erreur de droit au regard des obligations prévues, pour assurer le respect des exigences découlant de la directive du 28 janvier 2003, telles qu'interprétées par la Cour de justice de l'Union européenne, à l'article L. 124-3 du code de l'environnement.

11. Aux termes de l'article L. 124-4 du code de l'environnement : " I. - Après avoir apprécié l'intérêt d'une communication, l'autorité publique peut rejeter la demande d'une information relative à l'environnement dont la consultation ou la communication porte atteinte :/ 1° Aux intérêts mentionnés aux articles L. 311-5 à L. 311-8 du code des relations entre le public et l'administration, à l'exception de ceux visés au e et au h du 2° de l'article L. 311-5 ; /2° A la protection de l'environnement auquel elle se rapporte ; /3° Aux intérêts de la personne physique ayant fourni, sans y être contrainte par une disposition législative ou réglementaire ou par un acte d'une autorité administrative ou juridictionnelle, l'information demandée sans consentir à sa divulgation ; /4° A la protection des renseignements prévue par l'article 6 de la loi n° 51-711 du 7 juin 1951 sur l'obligation, la coordination et le secret en matière de statistiques (...) ". L'article L. 311-5 du code des relations entre le public et l'administration prévoit que ne sont notamment pas communicables les documents dont la consultation ou la communication porterait atteinte : " a) Au secret des délibérations du Gouvernement et des autorités responsables relevant du pouvoir exécutif ;/ b) Au secret de la défense nationale ; /c) A la conduite de la politique extérieure de la France ; /d) A la sûreté de l'Etat, à la sécurité publique, à la sécurité des personnes ou à la sécurité des systèmes d'information des administrations ; /e) A la monnaie et au crédit public ;/ f) Au déroulement des procédures engagées devant les juridictions ou d'opérations préliminaires à de telles procédures, sauf autorisation donnée par l'autorité compétente ; /g) A la recherche et à la prévention, par les services compétents, d'infractions de toute nature ; /h) Ou sous réserve de l'article L. 124-4 du code de l'environnement, aux autres secrets protégés par la loi ". Enfin, l'article L. 311-6 du code des relations entre le public et l'administration prévoit que ne sont communicables qu'à l'intéressé les documents : " 1° Dont la communication porterait atteinte à la protection de la vie privée, au secret médical et au secret en matière commerciale et industrielle, lequel comprend le secret des procédés, des informations économiques et financières et des stratégies commerciales ou industrielles et est apprécié en tenant compte, le cas échéant, du fait que la mission de service public de l'administration mentionnée au premier alinéa de l'article L. 300-2 est soumise à la concurrence ; / 2° Portant une appréciation ou un jugement de valeur sur une personne physique, nommément désignée ou facilement identifiable ; / 3° Faisant apparaître le comportement d'une personne, dès lors que la divulgation de ce comportement pourrait lui porter préjudice ".

12. En enjoignant à l'ONF, pour assurer l'exécution de l'annulation qu'il prononçait de procéder dans les quatre mois suivant la notification de son jugement à la communication des informations litigieuses, après occultation des données couvertes par le secret en matière industrielle et commerciale et de celles pouvant porter atteinte à la vie privée de toute personne impliquée dans ce projet, le tribunal administratif n'a pas commis d'erreur de droit dans l'application des dispositions qui précèdent. Ce faisant, il n'a pas méconnu le secret des correspondances, qui n'est, en tant que tel, pas susceptible de limiter l'étendue des informations communicables. En n'assortissant pas l'injonction prononcée de l'obligation d'occulter les données pouvant porter atteinte à la vie privée des personnes morales impliquées dans le projet, le tribunal administratif n'a pas entaché son jugement d'erreur de droit, dès lors que n'étaient invoquées devant lui, en ce qui les concerne, que les données couvertes par le secret en matière industrielle et commerciale.

13. Il résulte de ce qui précède que l'Office national des forêts n'est pas fondé à demander l'annulation du jugement qu'il attaque. Son pourvoi doit être rejeté, y compris ses conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Office national des forêts la somme de 3 000 euros à verser à l'Union régionale Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature au titre de ces dispositions.



D E C I D E :
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par l'Office national des forêts.
Article 2 : Le pourvoi de l'Office national des forêts est rejeté.
Article 3 : L'Office national des forêts versera à l'Union régionale Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à l'Office national des forêts, à l'Union régionale Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature et au ministre de la transition écologique et solidaire.
Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel et au Premier ministre.


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