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Ariane Web: Conseil d'État 423240, lecture du 30 août 2018, ECLI:FR:CEORD:2018:423240.20180830

Décision n° 423240
30 août 2018
Conseil d'État

N° 423240
ECLI:FR:CEORD:2018:423240.20180830
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
SCP THOUVENIN, COUDRAY, GREVY ; SCP GARREAU, BAUER-VIOLAS, FESCHOTTE-DESBOIS, avocats


Lecture du jeudi 30 août 2018
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :

M. H...D..., MmeB...C...épouseD..., M. G...D...et M. F...C...ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'enjoindre au maire de la commune de Canéjan, au président de la communauté de communes
Jalle-Eau Bourde et au préfet de la Gironde de mettre en place en nombre suffisant, d'une part, des sanitaires de type chantier entretenus hebdomadairement et, d'autre part, des points d'alimentation en eau potable provisoires pour les besoins de la vie courante dans un délai de 48 heures, sous astreinte de 100 euros par jour de retard à compter de la notification de l'ordonnance à intervenir. Par une ordonnance n° 1803226 du 30 juillet 2018, le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux a rejeté leur demande.

Par une requête, enregistrée le 14 août 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, MM.D..., MmeD...et M. C...demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'annuler l'ordonnance contestée ;

2°) de faire droit à leurs conclusions de première instance ;

3°) de les admettre au bénéfice de l'aide juridictionnelle provisoire ;

4°) de mettre solidairement à la charge de la commune de Canéjan, de la communauté de communes Jalle-Eau Bourde et de l'Etat, au profit de la SCP Thouvenin, Coudray, Grévy, la somme de 3 500 euros sur le fondement des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 et 75 de la loi du 10 juillet 1991.



Ils soutiennent que :
- la carence des autorités a porté une atteinte grave et manifestement illégale à leur droit au respect de la dignité de la personne humaine, à l'interdiction de subir des traitements inhumains et dégradants et à l'intérêt supérieur des enfants dès lors qu'ils sont privés de tout accès à l'eau potable et à des sanitaires ;
- l'ordonnance contestée est entachée d'erreurs de droit dès lors que le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux, d'une part, ne pouvait pas leur opposer l'irrégularité de l'occupation du domaine privé de la commune de Canéjan pour refuser de faire droit aux demandes dont ils l'avaient saisi et, d'autre part, a considéré à tort que les mesures à prescrire pour remédier à leur situation nécessiteraient la réalisation d'importants travaux insusceptibles de faire cesser les manquements allégués dans les plus brefs délais ;

Par un mémoire en défense, enregistré le 22 août 2018, le ministre d'Etat, ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas remplie et que les moyens soulevés par les requérants ne sont pas fondés.

Par un mémoire en défense, enregistré le 22 août 2018, la commune de Canéjan et la communauté de communes de Jalle-Eau Bourde concluent au rejet de la requête. Elles soutiennent que la condition d'urgence n'est pas remplie et que les moyens soulevés par les requérants ne sont pas fondés.




Après avoir convoqué à une audience publique d'une part, MM. D..., MmeD..., M.C..., et d'autre part, le ministre d'Etat, ministre de l'intérieur, la commune de Canéjean et la communauté de communes Jalle-Eau Bourde ;
Vu le procès-verbal de l'audience publique du vendredi 24 août 2018 à 15 heures au cours de laquelle ont été entendus :

- Me Grévy, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de MM. D..., deMmeD...et de M.C... ;
- les représentants de MM.D..., deMmeD...et de M.C... ;
- les représentants du ministre d'Etat, ministre de l'intérieur ;
- Me Garreau, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la commune de Canéjean et de la communauté de communes Jalle-Eau Bourde ;
- les représentants de la commune de Canéjean et de la communauté de communes Jalle-Eau Bourde ;

et à l'issue de laquelle le juge des référés a différé la clôture de l'instruction au 28 août à 18 heures puis, après en avoir informé les parties, au 29 août 2018 à 13 heures ;

Vu le nouveau mémoire, enregistré le 27 août 2018, par lequel M. D...et autres reprennent les conclusions de leur requête par les mêmes moyens ;

Vu le nouveau mémoire, enregistré le 28 août 2018, par lequel le ministre de l'intérieur reprend les conclusions de sa requête par les mêmes moyens ; il soutient, en outre, que la requête est irrecevable, faute d'intérêt à agir des requérants ;

Vu le nouveau mémoire, enregistré le 29 août 2018, par lequel M. D...et autres reprennent les conclusions de leur requête par les mêmes moyens et soutiennent, en outre, que celle-ci est bien recevable ;


Vu les autres pièces du dossier ;


Vu :
- la Constitution, et notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de justice administrative ;



1. Considérant qu'aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures " ;

2. Considérant qu'il résulte de l'instruction que MM.D..., MmeD...et M. C... font partie d'un groupe composé d'environ trois cents personnes, de nationalité roumaine, adultes et enfants, qui se sont introduites illégalement, le 2 juin 2018, avec leurs véhicules et caravanes, sur un terrain forestier destiné à être prochainement aménagé dans le cadre de l'extension d'une zone d'activité, situé sur le territoire de la commune de Canéjean et appartenant à la communauté de communes Jalle-Eau Bourde ; que ces personnes occupent sans titre, depuis cette date, le terrain, qui n'est, en l'état, raccordé à aucun réseau ; que, le 7 juin 2018, le tribunal de grande instance de Bordeaux, saisi par la communauté de communes, a ordonné l'expulsion des occupants passé un délai de six mois ; qu'en raison, notamment, des risques d'incendie lié à la présence de ces occupants dans une zone boisée, la communauté de communes a saisi le juge des référés du tribunal de grande instance d'une demande d'expulsion sans délai, sur laquelle celui-ci doit statuer le 24 septembre prochain ; que, le 20 juillet 2018, MM.D..., MmeD...et M. C... ont sollicité de la commune de Canéjan, de la communauté de communes Jalle-Eau Bourde et du préfet de la Gironde la mise à disposition des occupants de toilettes mobiles et de points d'alimentation en eau potable ; que, cette demande n'ayant pas abouti, ils ont saisi, le 26 juillet, le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, de conclusions aux mêmes fins ; que celui-ci, par une ordonnance du 30 juillet 2018, dont MM. D...,Mme D... et M. C... relèvent appel, a rejeté leur demande ;

3. Considérant qu'il appartient aux autorités titulaires du pouvoir de police générale, garantes du respect du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité humaine, de veiller, notamment, à ce que le droit de toute personne à ne pas être soumise à des traitements inhumains ou dégradants soit garanti ; que lorsque la carence des autorités publiques expose des personnes à être soumises, de manière caractérisée, à un traitement inhumain ou dégradant, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de quarante-huit heures, le juge des référés peut, au titre de la procédure particulière prévue par l'article L. 521-2 du code de justice administrative, prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser la situation résultant de cette carence ;

4. Considérant que, pour apprécier si le comportement des autorités publiques est constitutif d'une carence susceptible de justifier l'intervention du juge des référés sur le fondement de l'article L. 521-2, il y a lieu, notamment, de prendre en compte les ressources et moyens dont disposent les personnes concernées elles-mêmes pour prévenir ou faire cesser la situation à laquelle elles sont ou se sont exposées ;

5. Considérant qu'il résulte de l'instruction qu'ainsi qu'il a été dit au point 3, MM.D..., MmeD...et M. C...font partie d'un groupe de personnes qui s'est installé, sans droit ni titre, sur un terrain non raccordé au réseau d'eau et dépourvu d'équipements sanitaires ; qu'il n'est pas contesté qu'à une distance respective d'environ trois cent cinquante et sept cent mètres du campement, sont situées deux bornes d'incendie qui sont alimentées en eau potable et dont l'usage est ouvert aux occupants ; qu'une partie au moins de ceux-ci disposent de véhicules et de ressources financières leur permettant d'accéder à des équipements (laveries automatiques, commerces...) situés à proximité ; que, par ailleurs, dès la semaine du 18 juin 2018, la communauté de communes a mis en place deux ramassages hebdomadaires des ordures ménagères sur le site ; que, dans ces conditions, et alors que les éléments les plus récents communiqués au juge des référés ne font pas état d'un risque sanitaire ou médical aigu, le comportement des autorités publiques ne peut être regardé comme constitutif d'une carence portant une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ;

6. Considérant qu'il suit de là, et sans qu'il soit besoin de statuer sur la fin de non recevoir soulevée par le ministre de l'intérieur, que les conclusions de MM.D...,Mme D... et M. C... tendant à l'annulation de l'ordonnance attaquée doivent être rejetées, ainsi, par voie de conséquence, que leurs conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ; qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de les admettre au bénéfice de l'aide juridictionnelle provisoire ;



O R D O N N E :
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Article 1er : MM.D...,Mme D... et M. C... sont admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle provisoire.
Article 2 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à M. H...D..., MmeB...C..., épouseD..., M. G...D..., M. F...C..., à la commune de Canéjean, à la communauté de communes Jalle-Eau Bourde et au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur.