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Ariane Web: Conseil d'État 425083, lecture du 3 décembre 2018, ECLI:FR:CEORD:2018:425083.20181203

Décision n° 425083
3 décembre 2018
Conseil d'État

N° 425083
ECLI:FR:CEORD:2018:425083.20181203
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
SCP DELAMARRE, JEHANNIN, avocats


Lecture du lundi 3 décembre 2018
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 26 octobre 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association La Cimade demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) avant-dire droit, d'enjoindre au ministre de l'intérieur de communiquer les éléments statistiques suivants pour 2017 et pour les neuf premiers mois de 2018 :

- le nombre de demandes d'asile enregistrées aux trois guichets uniques de la région Bourgogne-Franche-Comté, par guichet unique et par type d'attestation ;
- le nombre de décisions de transfert prises en application de l'article L. 742-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile par les préfets des départements de la région ;
- le nombre d'assignations à résidence prises sur le fondement des articles L. 742-2 et L. 561-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- les lieux d'hébergements prévus au 2° de l'article L. 744-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, accessibles aux personnes " dublinées ", leur localisation et leur capacité, dans la région Bourgogne-Franche-Comté ;
- le nombre de personnes " dublinées " qui y sont effectivement hébergées par département ;
- le nombre de personnes " dublinées " domiciliées dans les structures de premier accueil de la région Bourgogne-Franche-Comté, par département.

2°) d'ordonner la suspension de l'exécution de l'arrêté du 23 août 2018 portant régionalisation de la procédure de détermination de l'Etat responsable de l'examen de la demande d'asile dans la région Bourgogne-Franche-Comté ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Elle soutient que :
- le juge des référés du Conseil d'Etat est compétent ;
- elle justifie d'un intérêt lui donnant qualité pour agir ;
- la condition d'urgence est remplie dès lors que l'arrêté litigieux est entré en vigueur et commence à produire ses effets, de telle sorte que les demandeurs d'asile en procédure dite " Dublin " hébergés dans cette région qui ne pourront se rendre à Besançon en raison de la distance et de l'absence de prise en charge de leurs frais de transports sont susceptibles d'être déclarés en fuite et de perdre le bénéfice des conditions matérielles d'accueil ou de leur hébergement ; qu'en outre, le préfet du Doubs désigné par l'arrêté peut prendre à l'égard de ces demandeurs d'asile une décision de transfert, d'assignation à résidence ou les placer en rétention ;
- il existe un doute sérieux sur la légalité de l'arrêté attaqué ;
- l'arrêté litigieux est entaché d'incompétence en ce qu'il désigne le préfet du Doubs comme l'autorité compétente pour prononcer des assignations à résidence sur le fondement de l'article L. 561-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile à l'égard de tous les demandeurs d'asile domiciliés dans la région, en méconnaissance de l'article R. 561-1 du même code ;
- l'arrêté litigieux est entaché d'une erreur manifeste d'appréciation en ce qu'il confie au préfet du Doubs les attributions du " pôle régional Dublin ", eu égard à l'insuffisance des effectifs du guichet unique de Besançon, à l'insuffisance des moyens dont dispose la structure de premier accueil de Besançon pour accueillir davantage de demandeurs d'asile et à la distance de la ville de Besançon par rapport aux autres lieux d'hébergement de la région, notamment ceux situés dans l'Yonne et la Nièvre.



Par un mémoire en défense, enregistré le 21 novembre 2018, le ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête. Il soutient que les moyens de la requérante ne sont pas fondés.


Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, l'association La Cimade et, d'autre part, le ministre de l'intérieur.


Vu le procès-verbal de l'audience publique du 26 novembre 2018 à 11 heures au cours de laquelle ont été entendus :

- Me Delamarre, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de l'association La Cimade ;

- les représentants de l'association La Cimade ;
- les représentantes du ministre de l'intérieur ;

et à l'issue de laquelle le juge des référés a différé la clôture de l'instruction au 29 novembre 2018 à 12 heures ;

Vu les nouveaux mémoires, enregistré le 28 novembre 2018 et le 29 novembre 2018 avant la clôture de l'instruction, présentés par le ministre de l'intérieur, qui conclut au rejet de la requête ;

Vu le nouveau mémoire, enregistré le 28 novembre 2018, présenté par l'association La Cimade, qui conclut aux mêmes fins que la requête ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le règlement n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 ;
- la loi n° 2018-187 du 20 mars 2018 ;
- le décret n° 2015-1177 du 24 septembre 2015 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- le code de justice administrative ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 29 novembre 2018 après la clôture de l'instruction, présentée par l'association La Cimade ;



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes du premier alinéa de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ".

2. L'article L. 741-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile prévoit que : " Tout étranger présent sur le territoire français et souhaitant demander l'asile se présente en personne à l'autorité administrative compétente, qui enregistre sa demande et procède à la détermination de l'Etat responsable en application du règlement (UE)
n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ou en application d'engagements identiques à ceux prévus par le même règlement, dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat. / (...) Lorsque l'enregistrement de sa demande d'asile a été effectué, l'étranger se voit remettre une attestation de demande d'asile dont les conditions de délivrance et de renouvellement sont fixées par décret en Conseil d'Etat ". L'article L. 742-1 du même code précise que, lorsque l'autorité administrative estime que l'examen d'une demande d'asile relève de la compétence d'un autre Etat qu'elle entend requérir, " l'attestation délivrée en application de l'article L. 741-1 mentionne la procédure dont il fait l'objet. Elle est renouvelable durant la procédure de détermination de l'Etat responsable et, le cas échéant, jusqu'à son transfert effectif à destination de cet Etat ". L'article L. 742-3 de ce code prévoit que le transfert de l'étranger vers l'Etat responsable de l'examen de sa demande d'asile doit faire l'objet " d'une décision écrite motivée prise par l'autorité administrative ". Enfin, le 1° bis du I de l'article L. 561-2 du même code, issu de la loi du 20 mars 2018 visée ci-dessus, permet à l'autorité administrative d'assigner à résidence, lorsqu'il ne peut quitter immédiatement le territoire français mais que son éloignement demeure une perspective raisonnable, l'étranger qui " fait l'objet d'une décision de transfert en application de l'article L. 742-3 ou d'une requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge en application du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride ". L'article L. 742-2 de ce code, qui définissait jusqu'à l'entrée en vigueur de cette loi les conditions dans lesquelles l'autorité administrative pouvait assigner à résidence le demandeur d'asile " aux fins de mise en oeuvre de la procédure de détermination de l'Etat responsable de l'examen de la demande d'asile et du traitement rapide et du suivi efficace de cette demande ", précise seulement, depuis lors, en certains de ses éléments, le régime de l'assignation à résidence prononcée en application du 1° bis du I de l'article L. 561-2 du même code.

3. Par l'arrêté litigieux du 23 août 2018, modifié le 2 octobre 2018, dont l'association requérante demande la suspension sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, le ministre de l'intérieur a entendu créer à Besançon un pôle régional spécialisé dans le traitement des demandes d'asile relevant du règlement du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013, ci-dessus visé, dit " Dublin III ". A cette fin, il a désigné le préfet du Doubs comme l'autorité administrative compétente, s'agissant des demandeurs d'asile domiciliés en région Bourgogne-Franche-Comté dont la demande d'asile a été enregistrée par un autre préfet de département, pour procéder, en application de l'article L. 742-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, à la détermination de l'Etat responsable de l'examen de la demande d'asile, pour assigner à résidence le demandeur d'asile en application de l'article L. 561-2 de ce code et, le cas échéant, prendre les mesures prévues aux deuxième et troisième alinéas de l'article L. 742-2 du même code, pour renouveler l'attestation de demande d'asile et pour prendre la décision de transfert en application de l'article L. 742-3 du même code.
4. L'urgence justifie que soit prononcée la suspension d'un acte administratif lorsque l'exécution de celui-ci porte atteinte, de manière suffisamment grave et immédiate, à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. Il appartient au juge des référés d'apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de l'acte litigieux sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de la décision soit suspendue. L'urgence doit être appréciée objectivement et compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'affaire, à la date à laquelle le juge des référés se prononce.

5. Pour soutenir que l'arrêté litigieux porte atteinte de manière grave et immédiate aux intérêts qu'elle entend défendre, l'association requérante fait valoir que les demandeurs d'asile en procédure dite " Dublin " hébergés dans la région Bourgogne-Franche-Comté qui, en raison de la distance et de l'absence de prise en charge de leurs frais de transports, ne pourraient se rendre à Besançon, sont susceptibles d'être déclarés en fuite et de perdre le bénéfice des conditions matérielles d'accueil ou de leur hébergement. L'arrêté litigieux est de nature à affecter les conditions dans lesquelles ces demandeurs d'asile peuvent devoir se déplacer pour se présenter aux autorités ou se rendre à des entretiens personnels dans le cadre de l'examen de leur demande d'asile, lesquelles sont susceptibles, notamment lorsqu'elles peuvent emporter des conséquences graves sur leur situation, de porter atteinte au droit des intéressés de bénéficier d'une procédure d'examen de leur demande d'asile assortie des garanties qui doivent s'y attacher. Toutefois, il résulte de l'instruction que le ministre de l'intérieur a, le 30 juillet 2018, demandé aux préfets compétents de veiller à ce que les demandeurs d'asile concernés soient hébergés à proximité immédiate du pôle régional ou se voient attribuer des bons de transports pour s'y rendre. Si l'association requérante soutient qu'une telle instruction ne serait pas opposable en droit, faute d'avoir été publiée dans les conditions prévues à l'article R. 312-8 du code des relations entre le public et l'administration, cette circonstance ne saurait en tout état de cause faire obstacle à sa prise en compte au titre des éléments de fait par le juge des référés, auquel il revient d'apprécier concrètement et au vu de l'ensemble des circonstances de l'affaire si les effets de l'acte litigieux sont de nature à caractériser une urgence. A ce titre, il ne résulte pas de l'instruction qu'ainsi que le soutient l'association requérante l'instruction ainsi donnée par le ministre ne pourrait être effectivement mise en oeuvre par le préfet du Doubs, faute qu'il dispose de moyens suffisants. Ne saurait davantage par elle-même caractériser une situation d'urgence la circonstance que le préfet désigné par l'arrêté peut prendre à l'égard de ces demandeurs d'asile une décision de transfert, d'assignation à résidence ou les placer en rétention, alors d'ailleurs qu'il résulte de l'instruction qu'à ce jour, le ministre a également demandé, le 4 octobre 2018, aux préfets désignés au titre des pôles régionaux dits " Dublin " de ne pas prononcer d'assignation à résidence hors de leur département tant que l'article R* 742-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile n'aura pas été modifié. Dans ces conditions, les effets de l'acte litigieux n'apparaissent pas, à la date de la présente décision et en l'état de l'instruction, de nature à caractériser une urgence justifiant que son exécution soit suspendue.
6. Il y a lieu, en conséquence, de rejeter l'ensemble des conclusions de la requête, y compris celles à fin de mise en oeuvre par le juge de ses pouvoirs d'instruction et celles qui tendent au bénéfice des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



O R D O N N E :
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Article 1er : La requête de l'association La Cimade est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à l'association La Cimade et au ministre de l'intérieur.