Conseil d'État
N° 326988
ECLI:FR:CEORD:2009:326988.20090528
Inédit au recueil Lebon
Section du Contentieux
M. Martin, président
M. Philippe Bélaval, rapporteur
SCP PIWNICA, MOLINIE ; SCP DE CHAISEMARTIN, COURJON, avocats
Lecture du vendredi 28 mai 2009
REPUBLIQUE
FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la requête, enregistrée le 10 avril 2009 au secrétariat du contentieux du
Conseil d'État, présentée pour M. Bernard A, demeurant ... ; M. A demande au
juge des référés du Conseil d'État de suspendre, sur le fondement de l'article
L. 521-1 du code de justice administrative, l'exécution de la décision de la
commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers en date du 23
décembre 2008, en tant qu'elle lui inflige une sanction pécuniaire de 200 000
euros et ordonne sa publication au bulletin des annonces légales obligatoires
ainsi que sur le site internet et dans la revue de l'Autorité des marchés
financiers ;
il soutient que la condition d'urgence est satisfaite, dès lors que la
publication nominative de la décision contestée porterait une atteinte grave et
irrémédiable à son image et à sa réputation professionnelle ; que l'atteinte à
sa réputation et la perte de crédibilité qui en résulterait aurait des
conséquences graves et immédiates sur le niveau de son chiffre d'affaires et le
volume et la qualité de sa clientèle ; que l'atteinte serait d'autant plus
grave qu'elle interviendrait dans un contexte économique général difficile et
serait de nature à remettre en cause la signature de conventions de
distribution actuellement en négociation avec plusieurs groupes financiers ;
qu'il existe un doute sérieux quant à la légalité de la décision contestée ;
que la procédure suivie devant la commission des sanctions est irrégulière car
il n'a pu prendre connaissance d'un enregistrement de conversation téléphonique
; que la décision contestée méconnaît les dispositions de l'article 5 du
règlement n° 90-08 de la commission des opérations de bourse, reprises aux
articles 622-1 et 622-1 du règlement général de l'Autorité des marchés
financiers, faute de comporter la preuve que l'opération d'achat de 150 000
titres Péchiney qu'il a menée le 4 juillet 2003 constitue l'exploitation d'une
information privilégiée obtenue d'initiés dits primaires ; que cette opération
n'est que le résultat de ses estimations personnelles ; que les constatations
relatives aux personnes desquelles il tiendrait une information privilégiée
sont infondées, dès lors que la preuve de la transmission de l'information
litigieuse fait défaut ; que les échanges du 3 juillet 2003 ne sont pas de
nature à prouver qu'il aurait disposé de l'information litigieuse à cette date,
ces conversations n'ayant pour objet que de corroborer sa propre analyse par
des études complémentaires ; que les informations à partir desquelles il a
forgé son analyse personnelle étaient publiques ou connues du milieu boursier ;
que la constatation selon laquelle l'opération d'achat aurait été massive et
anticipée manque en fait, dès lors que l'opération a été envisagée plusieurs
mois à l'avance et n'a représenté que 1,8% du montant de l'actif alors détenu
par lui ; qu'en tant qu'elle prévoit la publication nominative de la sanction
pécuniaire qu'elle lui inflige, elle méconnaît le principe de proportionnalité
; qu'une telle publication lui causerait un préjudice excessif au regard des
exigences d'intérêt général qui la justifieraient ; qu'en tout état de cause,
dans les circonstances de l'affaire, l'anonymisation de la publication
constitue la seule mesure compatible avec le principe de proportionnalité ;
Vu la décision de l'Autorité des marchés financiers en date du 23 décembre 2008
;
Vu la copie de la requête en annulation présentée à l'encontre de cette
décision;
Vu le mémoire en défense, enregistré le 14 mai 2009, présenté pour l'Autorité
des marchés financiers, qui conclut au rejet de la requête et à ce que la somme
de 4 000 euros soit mise à la charge de M. A au titre de l'article L. 761-1 du
code de justice administrative ; l'Autorité des marchés financiers soutient que
la condition d'urgence à la suspension de l'exécution de la décision contestée
n'est pas caractérisée en ce qui concerne la sanction pécuniaire ; qu'elle
n'est pas remplie en ce qui concerne la publication de la décision, qui a le
caractère d'une sanction complémentaire et dont l'objet est de satisfaire aux
exigences d'intérêt général relatives au bon fonctionnement du marché, à la
transparence des opérations et à la protection des épargnants ; que M. A est un
professionnel des marchés ; que le contexte de crise économique renforce
l'intérêt général qui s'attache à l'information des tiers ; que les
conséquences de la publication sur son activité ne sont ni précisément établies
ni de nature à prouver l'existence de circonstances particulières révélant un
préjudice d'une telle gravité qu'il pourrait y avoir urgence à suspendre cette
publication jusqu'à ce que le juge se soit prononcé au fond ; que la
publication comportera mention de l'introduction d'un recours ; qu'aucun des
moyens soulevés par M. A n'est de nature à créer un doute sérieux quant à la
légalité de la décision contestée ; que la commission des sanctions s'est
fondée sur un faisceau d'indices pour établir la détention de l'information
privilégiée par M. A au plus tard le 3 juillet 2003 ; que les indices relevés
par la commission des sanctions dans sa décision suffisent à établir que M. A a
utilisé une information privilégiée dont il était détenteur ; que la preuve de
la détention et de l'exploitation d'une information privilégiée ne s'étend pas
à l'établissement des circonstances dans lesquelles celle-ci est parvenue
jusqu'à la personne qui l'a exploitée ; que la recherche de documentation
complémentaire à laquelle M. A s'est livré avait pour objet de masquer
l'utilisation d'une information privilégiée et révèle qu'il avait conscience de
l'importance de l'information qu'il détenait ; que le moyen tiré du caractère
disproportionné de la décision contestée n'est pas fondé, dès lors que le
prononcé de la publication de la décision a été décidé après un examen
circonstancié des intérêts en présence et en préservant l'anonymat des
personnes mises hors de cause et des tiers ;
Vu le mémoire en réplique, enregistré le 18 mai 2009, présenté pour M. A, qui
reprend les conclusions de sa requête et les mêmes moyens ; il soutient en
outre, concernant la condition d'urgence, que l'anonymisation de la publication
de la décision préserverait la portée pédagogique et informative de celle-ci
tout en évitant de lui causer un préjudice immédiat, grave et irréparable ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part M. Bernard A et
d'autre part le président de l'Autorité des marchés financiers ;
Vu le procès-verbal de l'audience publique du 19 mai 2009 à 12 heures au cours
de laquelle ont été entendus :
- Me Piwnica, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, avocat de M.
A ;
- le requérant, M. A ;
- Me de Chaisemartin, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation,
avocat de l'Autorité des marchés financiers ;
- les représentants de l'Autorité des marchés financiers ;
et à l'issue de laquelle l'instruction a été prolongée ;
Vu le nouveau mémoire en défense, enregistré le 20 mai 2009, présenté pour
l'Autorité des marchés financiers, qui reprend les conclusions de son précédent
mémoire et les mêmes moyens ; elle produit en outre deux arrêts de la cour
d'appel de Paris ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code monétaire et financier ;
Vu le règlement n° 90-08 de la Commission des opérations de bourse ;
Vu le code de justice administrative ;
Considérant qu'à la suite d'une enquête ouverte par la Commission des
opérations de bourse sur les opérations réalisées sur le marché du titre
Pechiney au cours des mois précédant l'annonce par la société Alcan, le 7
juillet 2003, de son intention de lancer une offre publique d'achat sur le
capital de la société Pechiney, l'Autorité des marchés financiers (AMF) a
engagé notamment une procédure disciplinaire à l'égard de M. Bernard A, qui
avait acquis, le 4 juillet 2003, 150 000 titres Pechiney pour le compte de
fonds communs de placement dont il assurait la gestion ; que par sa décision du
23 décembre 2008, la commission des sanctions de l'Autorité des marchés
financiers a notamment infligé à M. A, pour avoir exploité une information
privilégiée, en méconnaissance de l'article 5 du règlement n° 90-08 de la
Commission des opérations de bourse, en vigueur à l'époque des faits, une
sanction pécuniaire de 200 000 euros et décidé de publier la décision au
Bulletin des annonces légales obligatoires ainsi que sur le site internet et
dans la revue de l'Autorité des marchés financiers ; que M. A demande la
suspension de ces sanctions ;
Considérant qu'aux termes du premier alinéa de l'article L. 521-1 du code de
justice administrative : Quand une décision administrative, même de rejet, fait
l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés,
saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de
cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et
qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un
doute sérieux quant à la légalité de la décision ;
Considérant, d'une part, qu'aux termes de l'article 5 du règlement n° 90-08 de
la Commission des opérations de bourse : Toute personne qui, en connaissance de
cause, possède une information privilégiée provenant directement ou
indirectement d'une personne mentionnée aux articles 2, 3 et 4 du présent
règlement, ne doit pas exploiter, pour compte propre ou pour compte d'autrui,
une telle information sur le marché ; qu'eu égard aux incertitudes concernant
la manière dont M. A aurait pu disposer, par l'intermédiaire des personnes
mentionnées dans la décision contestée, d'informations privilégiées concernant
le projet d'offre publique d'achat, et aux éléments produits par l'intéressé
pour soutenir qu'il pouvait raisonnablement prendre sa décision d'achat sans
disposer d'une information privilégiée, le moyen tiré de ce que la décision
contestée méconnait les dispositions précitées du règlement n° 90-08 paraît, en
l'état de l'instruction, de nature à créer un doute sérieux sur la légalité des
sanctions contestées ;
Considérant, d'autre part, que la publication de la décision contestée peut
avoir des conséquences graves sur l'activité professionnelle de M. A, qui n'a
pas fait auparavant l'objet de sanctions disciplinaires, qui dirige depuis 2004
une société de gestion d'OPCVM qui porte son nom et qui est associé à des
investisseurs institutionnels ; qu'eu égard à l'ancienneté des faits et aux
doutes quant à la réalité de l'infraction, l'urgence de l'information du
public, invoquée par l'AMF, n'est pas établie ; qu'ainsi la condition d'urgence
doit, dans les circonstances de l'espèce, être regardée comme remplie ;
Considérant qu'il y a lieu, dans ces conditions, de suspendre la décision
contestée en tant qu'elle prononce des sanctions à l'égard de M. A ; que les
conclusions de l'Autorité des marchés financiers tendant à l'application de
l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, par voie de
conséquence, qu'être rejetées ;
O R D O N N E :
------------------
Article 1er : La décision de la commission des sanctions de l'Autorité des
marchés financiers en date du 23 décembre 2008 est suspendue en tant qu'elle
prononce des sanctions à l'égard de M. Bernard A.
Article 2 : Les conclusions de l'Autorité des marchés financiers tendant à
l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont
rejetées
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à M. Bernard A et à l'Autorité
des marchés financiers.
Copie en sera adressée pour information à la ministre de l'économie, de
l'industrie et de l'emploi.